•               Ces Israéliens qui ont faim

    Par Joseph Algazy
    Journaliste, Tel-Aviv.

    Le 15 septembre 2003, le gouvernement israélien a adopté un budget d’austérité dénoncé par les grands médias. Sacrifiées sur l’autel de la défense, de la colonisation et de la construction du mur, les dépenses sociales sont brutalement réduites, au détriment de 2,2 millions d’enfants, 221 000 invalides, 116 000 malades, 10 000 chômeurs, etc. Or les Israéliens subissent déjà une récession sans précédent depuis 1953. Au point qu’une famille sur cinq ne mange pas à sa faim.

    Depuis le début de l’été, à Jérusalem, sur l’avenue où siègent les principaux ministères, ministres, fonctionnaires, usagers et passants longent chaque jour une impressionnante rangée de tentes. Des femmes, des hommes et des enfants vivent ici jour et nuit : mères célibataires, sans-logis et chômeurs ­ les principales victimes des mesures économiques du gouvernement de M. Ariel Sharon.

    Initiatrice de ce mouvement, Mme Vicky Knafo, 43 ans, divorcée, élève seule trois enfants avec les 1 200 shekels (240 euros) qu’elle gagne mensuellement comme cuisinière à temps partiel dans une crèche. Jusqu’en juillet, elle touchait chaque mois de l’Assurance sociale une allocation de 2 700 shekels (540 euros) pour atteindre le revenu minimum officiel. Depuis, austérité gouvernementale oblige, elle reçoit 1 200 shekels de moins.

    C’est pourquoi, début juillet, elle a quitté sa maison de Mitspeh Ramon, dans le Néguev, et effectué, une semaine durant, une marche de 200 kilomètres jusqu’à Jérusalem. D’autres en ont fait autant, parfois accompagnés par leurs enfants. Ben Abraham, 59 ans, n’a pas de logement, mais un petit chien : sur son T-shirt, il a écrit « Le chien a sa niche ­— et moi, j’ai quoi ? ». Mais lorsque les protestataires veulent aller parler aux ministres, les forces de l’ordre les en empêchent violemment.

    Non loin, des Bédouins du Néguev ont aussi planté leur tente : ils protestent contre la destruction systématique de leurs habitations, qui a pour but de les chasser de leurs terres ancestrales et de les contraindre à vivre dans des bidonvilles ­ certains parlent de « réserves ».

    Le camping des chômeurs et des sans-logis, qui lui est situé à Tel-Aviv, a fêté son premier anniversaire le 18 août. Il est installé dans un des quartiers les plus riches de la métropole : sur Kikar Medina (place de l’Etat), rebaptisée Kikar Halehem (place du pain). Là aussi, ils sont des dizaines, avec leurs enfants, dans de vieux autobus et sous des tentes. Jusqu’ici, toutes les tentatives de la mairie et des propriétaires pour les faire évacuer ont échoué. « Le choix de ce lieu ne doit rien au hasard : le contraste entre notre minable camping, les magasins luxueux et les somptueux appartements du coin symbolise l’abîme social qui ne cesse de se creuser entre pauvres et riches », explique M. Israël Twito, 38 ans, divorcé, qui élève seul ses trois filles.

    Ces contestataires sont emblématiques, car Israël connaît une crise économique aiguë. Entre 1992 et 1995, la croissance a dépassé 7 % par an, grâce aux accords d’Oslo et à l’arrivée des juifs de l’ex-Union soviétique. Mais, ensuite, elle n’a cessé de diminuer. Et la seconde Intifada a provoqué une « profonde récession », pour reprendre l’expression de Moti Bassok  : durant le premier semestre 2003, le produit national brut par tête a reculé de 0,7 %, après des baisses consécutives de 1,3 % pour les six derniers mois de 2002, de 2,1 % pour la première moitié de 2002 et de 6,7 % pour les six derniers mois de 2001 .

    Au cours du premier semestre 2003, année qui sera marquée par un déficit budgétaire proche de 6 % du produit national brut, la production industrielle a également reflué de 1,1 %. Et même celle des industries high-tech a baissé de 8 % en mai et juin. Quant à la consommation des ménages pour les six premiers mois de 2003, elle a chuté de 2,1 % (après une dégringolade de 2,8 % durant la seconde moitié de 2002 et de 2,1 % durant la première moitié).

    Fin août, dans le cadre des débats préparatoires au budget de 2004, le ministère des finances dirigé par M. Benjamin Nétanyahou a prévu une croissance de 2,5 %, une diminution de 2,9 % de la consommation publique, une hausse-record du chômage de 11,2 %, une baisse du salaire réel de 4 % dans le secteur public et de 2,3 % dans le secteur privé ainsi qu’une inflation de 1,1 % à 1,2 %. Commentaire du député travailliste Avraham Shohat, ancien ministre des finances : « Parler d’un tournant de l’économie est un non-sens. Il n’y aura pas de nouveaux investissements, ni étrangers ni israéliens, sans un tournant politique au Proche-Orient. Seul un processus abaissant le niveau des affrontements avec les Palestiniens peut assurer un taux de croissance de 2,5 % en 2004 . »

    En juillet, le nombre des chômeurs inscrits a dépassé 220 000, soit 14 000 de plus qu’en juin. Si bien que, dans 34 agglomérations (29 arabes et 5 juives), le taux de chômage dépasse la barre des 10 %. Et cela ne risque pas de s’arranger : à la veille de la rentrée scolaire, des milliers d’enseignants ont été licenciés, et, dans les mois qui viennent, des milliers de fonctionnaires perdront leur emploi ou seront contraints à une retraite anticipée.

    Selon le ministère des finances lui-même, Israël comptera 300 000 chômeurs inscrits l’an prochain. Sans compter ceux qui ne le sont pas : le gouvernement a annoncé des mesures pour réduire encore le nombre des chômeurs ayant droit à une allocation. Les moins de 25 ans, par exemple, seront contraints de se présenter quotidiennement dans les agences de l’emploi. L’objectif est de les forcer à prendre la place des 200 000 à 250 000 travailleurs immigrés, dont plus de 50 000 ont été expulsés par la police. Surexploités, ils travaillent fréquemment jusqu’à 14 heures par jour et sept jours par semaine pour un salaire mensuel de 500 à 600 dollars ­ un esclavage moderne que les Israéliens refusent.

    Destiné à « assainir l’économie d’Israël », le plan entré en vigueur cette année comporte des coupes claires dans le budget des services sociaux, nationaux et municipaux. Ajoutées aux mesures antisociales des années précédentes, ces nouvelles atteintes à l’Etat-providence ont particulièrement touché les couches les plus démunies. Mais les classes moyennes ne sont pas épargnées.

    Ainsi le montant de l’allocation de chômage, dont les conditions d’attribution se durcissent, a été reduit. Il en va de même des allocations de maternité et familiales, de l’aide à ceux qui gagnent moins que le revenu minimum et aux mutilés de travail. La nouvelle diminution des allocations familiales a précipité 11 000 familles de plus sous le seuil de la pauvreté. S’y trouvent désormais un Israélien sur cinq, soit 1,17 million de personnes.

    Cyniquement, les porte-parole du ministère des finances prétendent que la réduction des différentes allocations va contraindre ceux qui en bénéficient à ne plus vivre aux dépens de l’Etat et à aller enfin travailler. Ce faisant, ils méconnaissent la réalité d’un chômage qui ne cesse de s’étendre : de nombreuses usines ferment leurs portes, et le gouvernement ne parvient pas à créer des emplois (il en supprime même).

    L’allocation vieillesse a été gelée au niveau de janvier 2001, et l’allocation versée aux infirmes n’augmentera pas avant 2006. L’Etat a réduit les budgets de la santé et de l’éducation tout en alourdissant les charges qui pèsent sur les usagers. De même, il a réduit les prêts destinés au logement afin de contraindre les jeunes couples, les nouveaux olim (immigrants) et les sans-logis à se tourner vers les banques privées. Quant à la réforme des retraites, elle implique, à partir d’octobre 2003, une augmentation des cotisations des salariés et une baisse des pensions des retraités. Dès janvier 2004, l’âge de la retraite va passer progressivement de 65 à 67 ans pour les hommes, et de 60 à 67 ans pour les femmes.

    Directeur exécutif du Conseil pour le bien-être de l’enfant, le docteur Yitzhak Kadman compare le « plan d’assainissement » aux dix plaies qui, selon l’Ancien Testament, frappèrent l’Egypte avant qu’elle laisse partir Moïse et les Hébreux : « Il provoque chez les enfants et les familles avec enfants au moins vingt plaies douloureuses . »

    « Un million d’Israéliens ont faim » : telle était, le 28 août, la manchette de Yediot Aharonot. Début 2003, déjà, des chercheurs de l’Institut Brookdale travaillant en collaboration avec le ministère de la santé avaient révélé que 400 000 familles israéliennes, soit 22 % du total, subissaient une « insécurité nutritionnelle ». Les victimes ne souffrent évidemment pas de famine, mais sont incapables d’acheter en permanence la nourriture dont les enfants ont besoin pour se développer convenablement. Certains mangent des portions plus petites, d’autres sautent des repas, voire, dans des cas extrêmes, ne mangent pas de la journée. La composition de leurs repas est uniforme et pauvre en viande, en produits laitiers, en légumes et en fruits...

    Quatre familles concernées sur cinq affirment que leur situation s’est aggravée ces deux dernières années, du fait d’une situation économique précarisée. Il y en a même 5 % qui avouent avoir recours à une aide alimentaire, soit de cuisines populaires, soit d’associations de charité. Selon une autre enquête, rendue publique par l’organisation de bienfaisance Latet (Donner), le nombre d’Israéliens ayant sollicité une aide alimentaire a augmenté de 46 % en un an. Les principaux demandeurs sont les familles monoparentales et les familles nombreuses.

    Ce qui a choqué l’opinion, c’est l’annonce simultanée des profits de certaines banques. Hapoalim, la première du pays, affiche, pour le deuxième trimestre 2003, un bénéfice net de 335 millions de shekels (soit 67 millions d’euros), en hausse de 59 %. Celui de la Discount, pour la même période, atteint 116 millions de shekels (23 millions d’euros), soit 36,5 % de plus qu’en 2002. Et celui des cinq grandes banques (Hapoalim, Leumi, Discount, Hamizrahi et Ben-Leoumi) pour les six premiers mois de 2003 atteint 1,4 milliard de shekels (350 millions d’euros), en hausse de 130 % sur les six premiers mois de 2002.

    « La crise économique et sociale, résume l’ancienne députée communiste Tamar Goujansky, résulte de deux facteurs majeurs : d’une part, la guerre, l’occupation et la colonisation, d’autre part, la politique néolibérale du gouvernement. » La combinaison de ces deux éléments, poursuit-elle, « est catastrophique. Alors que les dépenses militaires comme le coût de la colonisation sont énormes et presque intouchables, les budgets sociaux, eux, ne cessent de régresser. En revanche, les profits des banques, comme ceux de la Bourse, n’arrêtent pas de grimper. Ce gouvernement intensifie la politique des précédents : il fait "la même chose, mais en plus" ».

    Les colonies ne manquent de rien

    Plus, notamment, en matière d’inégalités sociales, comme le soulignent les sociologues Barbara et Shlomo Swirsky, qui dirigent le Centre Adva : « Les coups portés au système d’aide sociale sous prétexte de rigueur budgétaire reflètent un changement de l’échelle des valeurs. Les Israéliens aisés qui peuplent les coulisses du pouvoir s’inspirent du "darwinisme social" : les forts sont des gens dignes, parce qu’ils sont forts ; celui qui s’affaiblit, quels qu’en soient les motifs, ne va plus tenir sur ses jambes, et il n’y a donc aucune raison d’investir sur lui. Bref, les faibles sont inutiles. » C’est pourquoi, « durant ces années de soi-disant pauvreté de l’Etat, nos gouvernements ont dépensé beaucoup d’argent pour dispenser les capitalistes de payer des impôts, pour financer des dépenses militaires excessives ainsi que les colonies et pour assurer d’énormes salaires aux hauts fonctionnaires ».

    Lors d’une visite au marché Ha-Carmel, à Tel-Aviv, Mme Knafo a déclaré : « S’il y a de l’argent pour les mitnahlim (les colons juifs dans les territoires palestiniens occupés), il n’y a aucune raison qu’il n’y en ait pas pour les allocations sociales. » Malgré la force de cette logique, les femmes célibataires n’ont pas réussi ­ pas plus que les autres groupes contestataires ­ à déclencher un mouvement de masse.

    Pourquoi ? Selon Mme Goujanski, « bien que le mouvement de Mme Knafo soit authentique, il lui sera difficile de décoller tant qu’il ne bénéficiera pas de l’appui actif des partis d’opposition, y compris du Parti travailliste et du Shass, et de la centrale syndicale Histadrout. Certes, le mouvement bénéficie d’une certaine solidarité féminine et d’une certaine collaboration judéo-arabe, mais cela ne suffit pas ». Pourtant, une grande partie de la population s’oppose aux mesures économiques du gouvernement ? « Oui, mais les mêmes gens appuient le gouvernement en raison de la gravité de la situation politique. » Le sociologue Shlomo Swirsky partage cet avis : « La guerre continue de Tsahal dans les territoires occupés et les attentats terroristes palestiniens empêchent le développement d’un mouvement social de grande envergure. »

    Le député travailliste Abraham Shohat ne dit, au fond, pas autre chose : « Le peuple d’Israël doit savoir que la poursuite du conflit avec les Palestiniens va transformer leur pays en un Etat pauvre fournissant de moins en moins de services sociaux à ses citoyens (...). Quiconque pense que ce pays peut rester au bord de l’effondrement économico-social tout en s’embourbant dans un conflit touchant à sa sécurité ne sait pas de quoi il parle . »

     

     


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