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Par demhaitam le 1 Novembre 2006 à 16:00
Exploitation religieuse
A Modiin Illit, la nouvelle économie rencontre la vieille. Parmi les sociétés dinformatique qui y ont ouvert des filiales figure Matrix, lune des plus grandes firmes israéliennes de services en informatique : elle emploie quelque 2 300 personnes et pèse 500 millions de shekels (89 millions deuros) à la bourse de Tel-Aviv. Elle est contrôlée par Formula Systems, du groupe Formula, qui vend pour 390,5 millions deuros par an de produits dans le monde. Pour faire face à la concurrence des programmateurs sous-payés en Inde, elle sest tournée vers une autre main-duvre bon marché, qui lui fait bénéficier dimportantes subventions de lEtat (1) : les femmes (ultraorthodoxes) de la colonie, où elle a ouvert un centre de développement qui devrait en employer 500 dici à la fin 2006.
Cest ce quon appelle « faire de loffshore dans son propre pays » : à 25 kilomètres de Tel-Aviv, voilà des terres volées, des aides de lEtat et des ressources publiques, des policiers et des soldats pour sécuriser les investissements et une main-duvre captive et disciplinée. Le capitalisme israélien ne flotte pas dans un univers numérique : cest dans le projet colonial quil puise de nouvelles ressources à mesure quil se renforce sur le marché mondial.
Les femmes qui travaillent pour Matrix à Modiin Illit sont considérées comme efficaces et exceptionnellement productives : « Le travail quun assembleur fera ailleurs en une folle semaine, sous la pression et en dormant sur son lieu de travail, les filles ici peuvent facilement labattre en trois jours », a déclaré un responsable de la filiale à un journaliste (2). Une débutante touche 3,12 euros de lheure ; la deuxième année, sa rémunération mensuelle atteint 781 euros et lEtat y contribue pour un cinquième (3). Un dirigeant ultraorthodoxe confie à un autre journaliste que sa communauté « a lhabitude de vivre de rien. Alors, quand les gens gagnent un peu, cela représente beaucoup pour eux ». Les porte-parole de la firme reconnaissent dailleurs que les salaires versés à ces femmes de Modiin Illit ne reflètent pas leur productivité ni la valeur de leurs services sur le marché international, mais plutôt « le bas coût de leur vie » une théorie de la valeur remarquable, qui ne nous est toutefois pas vraiment inconnue...
La filiale de Matrix à Modiin Illit est strictement casher. Deux rabbins locaux supervisent les lieux. Outre leur intérêt légitime pour le mode de vie des travailleuses et leurs valeurs, ces rabbins jouent un rôle crucial dans cette entreprise capitaliste : les employées « vivent selon un code religieux et professionnel complexe », un code rigoureux (4). « Bien que certaines soient mères de six enfants, labsentéisme de beaucoup dentre elles est inférieur à celui dune mère de deux enfants à Tel-Aviv », affirme à un journaliste un directeur dImagestore, une autre firme informatique employant aussi des femmes ultraorthodoxes. « Ces femmes ne posent pas de problèmes. Elles travaillent, un point cest tout. Pas de pause-café ou cigarette, pas de bavardage au téléphone ni de recherche de forfait-voyage en Turquie. Les pauses servent uniquement à manger ou à allaiter dans une pièce spéciale. Certaines peuvent faire un saut chez elles, allaiter et revenir (5). »
Des journalistes qui visitaient le centre de Matrix ont été frappés par le silence y régnant. Les conversations personnelles sont interdites dans la salle de travail. « Sil y en a une qui parle un peu trop, ou qui surfe sur la Toile, une autre va lui dire : Eh, cest du vol ! Cest comme prendre quelque chose qui appartient à la compagnie, raconte Esti, une employée. Nous avons demandé un jour si nous pouvions faire une pause de cinq minutes pour la prière, mais le rabbin nous a répondu que les anciens sages ne faisaient pas de pause et quils disaient le Shema Israël [la prière la plus importante de la journée] tout en travaillant, et nous avons donc reporté la prière après le travail. » Ces règles sont scrupuleusement respectées en labsence des patrons. « Nous ne faisons pas de choses interdites même quand personne ne nous observe, explique, souriante, une ouvrière, car quelquun nous regarde den haut (6). »
Ne confondons pas ces représentations idéalisées et la réalité quotidienne. Les travailleuses ultraorthodoxes de chez Matrix ou de firmes similaires trouvent sûrement les moyens de contourner les injonctions des rabbins et le contrôle des ateliers. La remarquable discipline qui semble y régner sexplique aussi par labsence dautres emplois à Modiin Illit et les femmes nont pas de voiture pour aller travailler ailleurs.
Cette colonie a ceci de particulier quelle rappelle le « colonialisme interne » qui sévissait en Israël dans les années 1950, quand on installa les nouveaux immigrés, venus pour beaucoup du monde arabe, à la frontière : afin de protéger les territoires acquis pendant la guerre de 1948, mais aussi pour disposer dune main-duvre à bon marché pour lindustrialisation débutante. Dans les deux cas, lintégration dans le projet colonial israélien, avec pour fonction de peupler sa (nouvelle) frontière, conditionne lobtention de droits sociaux fondamentaux.
Il y a un demi-siècle, on considérait les « juifs arabes » comme des travailleurs non qualifiés incompétents, exactement comme ces femmes ultraorthodoxes censées sortir des ténèbres pour découvrir la lumière cest-à-dire quitter leur foyer pour entrer dans une entreprise capitaliste moderne. En fait, ces femmes ont un certain niveau déducation, et elles gagnaient souvent déjà leur vie en plus de leurs fonctions familiales car leurs maris sont censés consacrer leur vie à létude de la Torah. Le prix payé par les colons contemporains est plus élevé : le « colonialisme de la frontière » renforce les relations de dépendance et de subordination. Ainsi, à Modiin Illit, si les pauvres constituent les instruments du processus colonisateur, ils en sont aussi les victimes, en dernière analyse.
On entend parfois dire quen se modernisant le capitalisme israélien serait en mesure voire contraint de renoncer au colonialisme vieux style. Lexemple de Modiin Illit montre, au contraire, quil peut rester colonial dans lère du numérique, aller et venir entre les marchés mondiaux et ses propres colonies, entre la défense dune privatisation débridée et des subventions publiques considérables. Une certitude : il ne sarrachera pas de lui-même du bourbier colonial et nexercera pas une pression suffisante sur lEtat pour que celui-ci sen extraie. Sauf si le projet colonial israélien devenait un handicap et si la résistance des colonisés et de leurs alliés imposait un changement de cours.
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