•                        L’Amérique demain

                                                       Rêves dans le désert

     

    Los Angeles. Devant vous dans la nuit, telle une coulée de lave démesurée, un fleuve de phares sans fin descend à travers l’ample vallée et remonte la colline lointaine à pas d’homme, pendant qu’à votre gauche, au-delà de la rambarde, un autre fleuve de phares parcourt le sens inverse, descend de la colline et remonte la vallée sur l’autoroute I-5 entre San Diego et Los Angeles. Cette humanité pressée mais lente, encombrante, polluée, enfermée un à un dans sa boîte de lait puante, avec son stress, ses aigreurs d’estomac, les frustrations de la journée de travail dans le dos, ressemble à la visualisation des versets de l’Ecclésiaste (Qoelet) sur la futilité de l’action humaine, du mouvement pour rien, de l’aller et venir comme tourbillons de sable, comme faim de vent. Il y a quelque chose d’insolent, si ce n’est simplement myope, dans la façon dont les étasuniens dilapident l’espace, le gaspillent, confiants que cette disponibilité de terre, d’eau, d’air n’aura jamais de fin. Et on ne le voit en aucun lieu mieux que dans la désertique Californie, littéralement assoiffée d’eau, où tout bon californien arrose, prodigue, sa petite pelouse verte intense, entourée de pierres et de terre brûlée.

    Un pays inhabité

    Dans deux jours, mardi (17 octobre, NDT)- nous dit le Bureau of Census, l’institut statistique Usa - à 7h45 du matin, naîtra le trois cent millionième américain. Il y a deux cents ans, cette nation avait 5 millions d’habitants (blancs).Il y a cent ans, ils étaient 160 millions. La barre des 200 millions fut atteinte en 1967, sous Lyndon Johnson. Maintenant, il naît un enfant toutes les 9 secondes, un vieillard meurt toutes les 13 secondes, et ainsi la population s’accroît d’une unité toutes les 11 secondes. La barre des 400 millions sera atteinte dans 35 ans.

    Bien sûr, par rapport à l’Europe, quant à la densité de population, les Etats-Unis sont encore un désert : s’ils avaient la même densité de population que l’Italie (qui est, proportionnellement, beaucoup plus montagneuse et inhospitalière), les Usa devraient avoir 1 milliard 800 millions d’habitants.

    Le fait est cependant que chaque américain engloutit plus de mètres carrés de terre, plus de mètres cubes d’oxygène, plus de barils de pétrole, plus de tonnes d’eau que n’importe qui d’autre sur la planète. Qu’arrivera-t-il au fur et à mesure que la population augmente ? Le modèle d’habitat qui fait fureur aux Etats-Unis -celui du pavillon mono familial entouré de sa petite pelouse avec la route devant- est apparemment innocent : le désir de vivre au vert ; mais c’est justement lui qui génère ce cercle infernal : les pavillons uni familiaux abaissent ainsi tellement la densité des faubourgs qu’ils rendent impossible tout transport public, donc obligent à avoir au moins deux voitures par famille, donc exigent un réseau monstrueux d’autoroutes urbaines.

    Où est le Colorado ?

    De plus, chaque famille requiert un morceau d’au moins 20 mètres de route asphaltée devant chez elle, multiplie la longueur des égouts, dévore de l’énergie parce que la structure en bois n’est pas isolée thermiquement et engloutit une dose disproportionnée d’eau rien que pour arroser. Vous en avez une douloureuse perception quand vous approchez du fleuve Colorado, à côté de la frontière mexicaine. Vous l’aviez vu dans le Grand Canyon et au débouché des gorges, fleuve puissant, rétif, irrépressible. Vous vous attendez donc à une majesté placide. Et le fleuve, au contraire, n’existe plus, réduit à un ruisselet qui se perd dans l’aridité. Le Colorado n’arrive plus jusqu’au Mexique et moins encore jusqu’à la mer, parce que toute son eau a été déviée et canalisée pour abreuver la basse Californie, de Los Angeles à San Diego. Les californiens ont littéralement tué un grand fleuve.

    Et ce processus est généralisé, avec les côtes qui exploitent et vident l’intérieur qui devient ainsi de plus en plus désert, se dépeuple et tout le processus s’accélère. 90 % de la population étasunienne vit à moins de 100 kilomètres des frontières (les deux océans et la frontière avec le Canada, et celle avec le Mexique). Moins de 10 % de la population vit dans toutes les immenses plaines centrales. Les démographes projettent pour cela un pays regroupé autour de méga-zones métropolitaines de 25 millions d’habitants chacune (selon les données officielles étasuniennes, la plaine du Pô de Turin à Milan à Venise à Bologne serait une seule zone métropolitaine de 25 millions d’habitants).

    Un fleuve d’immigrés

    Mais, plus encore que sur l’aspect écologique, on peut se demander si ce type de développement est soutenable socialement. Car la croissance de la population n’est due qu’au fleuve biblique d’immigrés qui se déverse dans cette nation continent. S’il n’en allait que des femmes américaines, les Etats-Unis verraient de fait décroître leur population, exactement comme tout autre pays industrialisé : le taux de procréation des femmes nées aux Etats-Unis est de fait de 1,8 enfants par femme, bien au dessous du 2,1 qui assure la reproduction pure et simple de la population d’une génération à l’autre. La croissance impétueuse de la population étasunienne et la maigre « fertilité » des femmes blanches éclairent d’une lumière crue l’hypocrisie de toute la campagne anti-immigration. Il n’est pas un pays au monde qui de fait n’encourage plus l’afflux des immigrés, clandestins compris, que les Usa (on estime à 11millions et demi le nombre des clandestins). Sans immigrés et sans clandestins tous les Etats-Unis, et la Californie en particulier, s’arrêteraient. Mais il y a un mais. Si la politique actuelle perdure et si les blancs veulent continuer à garder tous les leviers de commandement, le monopole de la richesse et du pouvoir, alors la structure sociale du pays changera : une partie croissante de la population Usa sera non instruite, indigente, ghettoïsée, quasiment esclavagisée. Un avenir à la Blade Runner. Une minorité de privilégiés barricadés dans leurs immenses, redoutables, Suv et pick-up, entourée d’une majorité de pauvres malheureux, à moitié analphabètes, sans espoir d’ascension sociale, sans avenir. En somme, cela peut sembler paradoxal de le dire, alors que l’Inde sort du sous développement, les Etats-Unis se tiersmondisent, avec sa couche de gens aisés qui se rétrécit de plus en plus.


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