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Par demhaitam le 26 Avril 2007 à 20:39
Le lit de Sodome
Dans la légende hébraïque, le lit de Sodome est un symbole du mal.La Bible raconte comment Dieu décida de détruire Sodome à cause de la cruauté de son peuple (Genèse, XVIII). La légende nous donne un exemple de cette cruauté : le lit spécial pour visiteurs. Quand un étranger venait à Sodome, il était mis dans ce lit. Sil était trop grand, ses jambes étaient raccourcies. Sil était trop petit, ses membres étaient étirés pour quil corresponde au lit.
Dans la vie politique, il y a plus dun lit comme celui-ci. A droite et à gauche, il y a des gens qui mettent tous les problèmes dans un tel lit, coupent des membres et étirent des membres, jusquà ce que la réalité colle à la théorie.
Depuis les années 60, des gauchistes doctrinaires avaient tendance à mettre chaque situation dans le lit du Vietnam. Chaque chose - que ce soit la tyrannie meurtrière au Chili ou les menaces américaines contre Cuba - devait correspondre à lexemple vietnamien. En appliquant ce modèle, il était facile de décider qui étaient les bons et qui étaient les mauvais, que faire et comment résoudre le problème.
Cétait commode. Il est plus facile de tirer des conclusions quand on na pas besoin de considérer la complexité dun conflit particulier, son contexte historique et ses conditions locales.
DERNIÈREMENT, un nouveau lit de Sodome est apparu : lAfrique du Sud. Dans certains cercles de la gauche radicale, il y a une tendance à faire entrer tout conflit dans ce lit. Tout nouveau cas de mal et doppression dans le monde est considéré comme une nouvelle version du régime dapartheid, et cest conformément à lui que lon décide comment résoudre le problème et ce quil faut faire pour aboutir au résultat désiré.
En réalité, la situation sud-africaine est issue de circonstances historiques particulières qui ont mûri pendant des siècles. Elle nétait pas identique au problème des aborigènes en Australie ni à linstallation des blancs en Amérique du Nord, ni au conflit en Irlande du Nord, ni à la situation en Irak. Mais il est commode de donner une seule et même réponse à tous les problèmes.
Bien sûr, il y a toujours une ressemblance superficielle entre différents régimes doppression. Mais si on ne veut pas voir les différences quil y a entre les maladies, on est susceptible de prescrire de mauvais médicaments et on risque de tuer le patient avec cette méthode.
AUJOURDHUI, cest ce qui arrive ici en Israël.
Il est facile de mettre le conflit israélo-palestinien dans le lit sud-africain car les ressemblances entre les symptômes sont évidentes. Loccupation israélienne des territoires palestiniens dure depuis quarante ans maintenant, et presque 60 ans ont passé depuis la nakba - le conflit armé de 1948 dans lequel lEtat dIsraël est né et dans lequel plus de la moitié des Palestiniens ont perdu leur maison et leur pays. Les relations entre les colons et les Palestiniens rappellent à plus dun titre lapartheid, et même en Israël, les citoyens arabes sont loin dune égalité réelle avec les Juifs.
Que faire ? On doit apprendre de lAfrique du Sud quil ny a rien à attendre de lappel à la conscience du peuple dominant. Dans la minorité blanche dAfrique du Sud, il ny avait aucune différence réelle entre la gauche et la droite, entre les gens ouvertement racistes et les libéraux, lesquels nétaient que des racistes mieux déguisés, à lexception de quelques héros blancs qui ont rejoint la lutte pour la liberté.
Par conséquent, la rédemption ne pouvait venir que de lextérieur. Et en effet, lopinion publique mondiale prit conscience de linjustice de lapartheid et imposa un boycott à léchelle mondiale sur lAfrique du Sud, jusquà ce que la minorité blanche finisse par capituler. Le pouvoir dans lEtat sud-africain uni passa dans les mains de la majorité noire, Nelson Mandela fut libéré de prison, et tout cela se produisit - merveille des merveilles - sans effusion de sang.
Si cest arrivé en Afrique du Sud, disent les tenants de cette thèse, cela peut arriver ici aussi. Lidée détablir un Etat palestinien à côté de lEtat dIsraël (la « solution des deux Etats ») doit être écartée, et un seul Etat entre la Méditerranée et le Jourdain (la « solution dun seul Etat ») doit devenir lobjectif. On peut atteindre ce résultat par larme suprême qui a fait ses preuves en Afrique du Sud : le boycott.
Voilà comment cela se passera : des gens épris de justice à travers le monde convaincront lopinion publique mondiale quil faut imposer un boycott général sur lEtat dIsraël. LEtat seffondrera et se désintégrera. Entre la mer et le fleuve il ny aura plus quun seul Etat dans lequel Israéliens et Palestiniens vivront pacifiquement ensemble en citoyens égaux. Les colons pourront rester là où ils sont, il ny aura pas de problème de frontières, et il ne restera plus quà décider qui sera le Mandela palestinien.
CETTE SEMAINE, jai assisté à une conférence du professeur Ilan Pappe de lUniversité de Haïfa, un des principaux porte-parole de cette idée. Lassistance se composait de Palestiniens, dIsraéliens et de militants internationaux venus de Bilin, le village qui est devenu un symbole de la résistance à loccupation. Il a exposé un ensemble didées bien structurées, exprimées avec éloquence et enthousiasme. En voici les grandes lignes :
Ne sopposer quà loccupation ou à toute politique particulière du gouvernement israélien na pas de sens. Le problème est lessence même dIsraël en tant quEtat sioniste. Cette essence ne peut changer aussi longtemps que lEtat existe. Aucun changement venant de lintérieur nest possible, car en Israël il ny a pas de différence essentielle entre la droite et la gauche. Toutes deux sont complices dune politique dont le but réel est le nettoyage ethnique, lexpulsion des Palestiniens non seulement des territoires occupés mais également dIsraël même.
Par conséquent, tous ceux qui aspirent à une solution juste doivent viser létablissement dun seul Etat, dans lequel les réfugiés de 1948 et de 1967 seront invités à retourner. Cet Etat sera un Etat uni et égalitaire, comme lAfrique du Sud daujourdhui.
Essayer de changer Israël de lintérieur ne sert à rien. Le salut viendra de lextérieur : un boycott mondial dIsraël, qui provoquera la chute de lEtat et convaincra les Israéliens quil ny a aucun moyen déchapper à la solution dun seul Etat.
Cela semblait logique et convaincant, et lorateur fut en effet très applaudi.
CETTE STRUCTURE théorique contient plusieurs affirmations avec lesquelles je ne suis pas en désaccord. La gauche sioniste sest vraiment effondrée ces dernières années, et son absence du combat est un fait douloureux et dangereux. Dans la Knesset daujourdhui, il ny a pas de parti sioniste efficace qui combatte sérieusement pour une véritable égalité des citoyens arabes. Personne nest capable aujourdhui de faire descendre dans la rue des centaines de milliers, ou même des dizaines de milliers de personnes, pour faire pression sur le gouvernement afin quil accepte la proposition de paix de lensemble du monde arabe.
Il ne fait aucun doute que le vrai problème ne réside pas dans les 40 ans doccupation. Loccupation est un symptôme dun mal plus profond, lié à lidéologie officielle de lEtat. Lobjectif dun nettoyage ethnique et de létablissement dun Etat juif de la mer au fleuve est cher au cur de nombreux Israéliens, et le rabbin Meir Kahane avait peut-être raison quand il affirmait que cétait le souhait inavoué de tout le monde.
Mais contrairement au professeur Pappe, je suis convaincu quil est possible de changer lorientation historique dIsraël. Je suis convaincu que cest le véritable terrain de combat des forces de paix israéliennes, et je my suis moi-même engagé depuis des décennies.
De surcroît, je crois que nous avons déjà obtenu des résultats impressionnants : la reconnaissance de lexistence du peuple palestinien est devenue générale, de même que lacceptation par la plupart des Israéliens de lidée dun Etat palestinien avec Jérusalem comme capitale des deux Etats. Nous avons obligé notre gouvernement à reconnaître lOLP, et nous lobligerons à reconnaître le Hamas. Certes, tout cela naurait pu se passer sans la fermeté des Palestiniens et (quelquefois) des circonstances internationales favorables, mais la contribution des forces de paix israéliennes, qui lancèrent ces idées, fut significative.
Une notion a aussi dernièrement gagné du terrain en Israël et dans dautres pays : nous ne parviendrons à la paix que quand nous aurons comblé le fossé entre les versions israélienne et palestinienne de lhistoire et que nous les aurons intégrées en un seul récit historique qui reconnaîtra les injustices qui ont été commises et qui continuent de lêtre. Rien nest plus important. (Notre plaquette novatrice « Vérité contre vérité » fut à lorigine de ce processus.)
A première vue, il semble que nous avons échoué. Nous navons pas réussi à obliger notre gouvernement darrêter la construction du mur ou lextension des colonies, ni de rendre aux Palestiniens leur liberté de mouvement. En bref, nous navons pas réussi à mettre fin à loccupation. Les citoyens arabes dIsraël nont pas obtenu une réelle égalité. Mais, si lon regarde plus en détail, dans les profondeurs de la conscience nationale, nous sommes en train de réussir. La question est de savoir comment transformer le succès caché en un fait politique clair. En dautres termes : comment changer la politique du gouvernement israélien.
LIDÉE de la « solution dun seul Etat » portera gravement préjudice à ce combat.
Elle détourne la lutte dune solution qui a maintenant, après de nombreuses années, une base importante dans la population, en faveur dune solution qui na aucune chance.
Il ne fait aucun doute que 99,99% des Juifs israéliens veulent que lEtat dIsraël existe avec une forte majorité juive, quelles que soient ses frontières.
Croire quun boycott mondial pourrait changer cela est totalement illusoire. Tout de suite après la conférence, mon collègue Adam Keller a posé au professeur une simple question : « Le monde entier a imposé un blocus sur le peuple palestinien. Mais, malgré la terrible misère des Palestiniens, ceux-ci nont pas été mis à genoux. Pourquoi pensez-vous quun boycott briserait les Israéliens, qui sont bien plus forts économiquement, afin quils abandonnent le caractère juif de lEtat ? » (Il ny a pas eu de réponse).
En tout cas, un tel boycott est tout à fait impossible. Ici et là, une organisation peut décider un boycott, de petits cercles de gens épris de justice peuvent le faire, mais il ny a aucune chance que, dans les décennies à venir, un mouvement de boycott mondial, comme celui qui a brisé le régime raciste en Afrique du Sud, voie le jour. Ce régime était dirigé par des admirateurs déclarés des nazis. Un boycott de « lEtat juif », qui est identifié aux victimes des nazis, naura simplement pas lieu. Il suffira de rappeler aux gens que la longue route vers les chambres à gaz a commencé avec le slogan nazi de 1933 « Kauf nicht bei Juden » (« Nachète pas chez les Juifs »).
(Le fait odieux que le gouvernement de lEtat des survivants de lHolocauste ait entretenu détroites relations avec lEtat de lapartheid ne change rien à laffaire.)
Cest le problème avec le lit de Sodome : aucune taille ne convient. Quand les circonstances sont différentes, les traitements doivent être différents aussi.
LIDÉE de la « solution dun seul Etat » peut attirer des gens qui désespèrent de la lutte pour lâme dIsraël. Je les comprends. Mais cest une idée dangereuse, surtout pour les Palestiniens.
Statistiquement, les Juifs israéliens constituent, pour linstant, la majorité absolue de la population entre la mer et le fleuve. A cela, il faut ajouter un fait encore plus important : le revenu annuel moyen dun Arabe palestinien est denviron 800 $, celui dun Juif israélien est denviron 20.000 $ - 25 fois ( !) plus. Léconomie israélienne croît tous les ans. Les Palestiniens seraient « les coupeurs de bois et les puiseurs deau » de Josué. Cela signifie que si lEtat commun imaginaire voyait vraiment le jour, les Juifs y exerceraient un pouvoir absolu. Ils utiliseraient, bien sûr, ce pouvoir pour consolider leur domination et à empêcher le retour des réfugiés.
Ainsi, lexemple de lAfrique du Sud pourrait devenir réalité rétroactivement : dans lEtat unique, un régime - de type apartheid - prendrait place effectivement. Non seulement le conflit israélo-palestinien ne serait pas résolu, mais, au contraire, il évoluerait dans une phase encore plus dangereuse.
Pappe a mis en avant un argument qui me semble un peu bizarre : quun Etat unique existe déjà en pratique, étant donné quIsraël gouverne de la mer au fleuve. Mais il nen est rien. Il ny a pas un Etat unique, ni formellement, ni pratiquement, mais un Etat qui en occupe un autre. Un tel Etat, dans lequel une nation dominante contrôle les autres, finira par se désintégrer - comme lUnion soviétique et la Yougoslavie.
LEtat unique ne verra pas le jour. Non seulement les Israéliens, mais aussi la plupart des Palestiniens, nabandonneront pas leur droit à un Etat national qui leur soit propre. Ils peuvent applaudir un professeur israélien qui préconise le démantèlement de lEtat dIsraël, mais ils nont pas le temps dattendre des solutions utopiques qui pourraient être réalisées dans une centaine dannées. Ils ont besoin de la fin de loccupation et dune solution au conflit ici et maintenant, dans un avenir proche.
TOUS CEUX qui veulent sincèrement aider le peuple palestinien occupé seraient bien inspirés décarter lidée dun boycott général dIsraël. Un boycott pousserait tous les Israéliens dans les bras de lextrême droite, parce quil renforcerait la conviction de droite que « tout le monde est contre nous » - une conviction qui sest enracinée dans les années de lHolocauste quand « tout le monde regardait et gardait le silence ». Tout enfant israélien apprend cela à lécole.
Un boycott ciblé dirigé spécifiquement contre des organisations et des entreprises qui contribuent activement à loccupation peut bien sûr aider à convaincre les Israéliens que loccupation nest pas une bonne chose. Un tel boycott peut atteindre un but spécifique - sil na pas pour objectif leffondrement de lEtat dIsraël. Gush Shalom, auquel jappartiens, organise, depuis dix ans, un boycott des produits des colonies. Le but est disoler les colons et leurs complices. Mais un boycott général de lEtat dIsraël aboutirait au résultat inverse : isoler les militants pacifistes israéliens.
LA « SOLUTION DE DEUX ÉTATS » était, et est encore, la seule solution. Quand nous lavons mise en avant juste après la guerre de 1948, nous pouvions nous compter sur les doigts de deux mains, non seulement en Israël mais dans le monde entier. Aujourdhui, il existe un consensus mondial à ce sujet. Le chemin vers cette solution est escarpé, de nombreux dangers se cachent sur la route, mais cest une solution réaliste qui peut aboutir.
On peut dire : daccord, nous accepterons la solution des deux Etats parce quelle est réaliste, mais après sa réalisation nous nous engagerons à abolir les deux Etats et à établir un Etat commun. Je suis daccord avec cela. En ce qui me concerne personnellement, jespère quau cours des années une fédération des deux Etats verra le jour, et que les relations entre les deux deviendront étroites. Jespère également quune union régionale, comme lUnion européenne, sera établie, comprenant tous les Etats arabes et Israël, et peut-être également la Turquie et lIran.
Mais avant tout, il faut panser la blessure dont nous souffrons tous : le conflit israélo-palestinien. Pas avec des médicaments brevetés, certainement pas avec un lit de Sodome, mais avec les médicaments qui se trouvent en rayon.
LE CHAPITRE XVIII de la Genèse cite Abraham essayant de convaincre le Tout-Puissant de ne pas détruire Sodome : « Peut-être y a-t-il cinquante justes à lintérieur de la ville. La détruiras-Tu quand même sans tenir compte des cinquante justes qui sont en son sein ? »
Dieu lui promit de ne pas détruire la ville sil y avait cinquante justes à lintérieur. Abraham marchanda et poussa le Tout-Puissant à descendre à 45, puis 40, 30 et 20, allant finalement jusquà 10. Mais à Sodome il ny avait pas dix justes et ainsi son sort fut scellé.
Je crois quen Israël il y a beaucoup, beaucoup plus que dix justes. Tous les sondages dopinion montrent que la grande majorité des Israéliens non seulement veulent la paix mais sont prêts à en payer le prix. Mais ils ont peur. Ils manquent de confiance. Ils sont prisonniers des croyances acquises dans leur petite enfance. Il faut quils sen libèrent - et je crois que cest possible.
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