• Journalisme de guerre, journalisme de paix
     
    Entretien avec Patrick Champagne
     
    « L’information en temps de guerre ne pose pas des problèmes très différents de l’information ordinaire. Elle les pose seulement de manière plus visible et plus dramatique. » Entretien avec Patrick Champagne réalisé par Jérôme-Alexandre Nielsberg [1]


     

    La production d’informations en temps de guerre résulte des mêmes contraintes, et des mêmes enjeux, que ceux du journalisme en temps de paix, mais en plus exacerbés, rappelle le sociologue Patrick Champagne [2].

    La guerre du Golfe avait révélé un certain nombre de dysfonctionnements médiatiques. Dix ans plus tard, la couverture de la guerre d’invasion que la coalition américano-britannique a menée contre l’Irak vous semble-t-elle avoir été effectivement mieux conduite ?

    Patrick Champagne. La couverture journalistique de la guerre du Golfe était très visiblement contrôlée par les autorités politiques et militaires, françaises et surtout américaines. La guerre du Vietnam avait profondément traumatisé les Américains qui étaient persuadés d’avoir perdu la guerre moins du fait des Vietcongs que du fait de sa médiatisation quasi quotidienne. Les images de guerre, toujours plus ou moins atroces, auraient pesé sur le moral des Américains. Je ne sais pas si cela est vrai, et dans quelle mesure, mais c’est ce que les militaires ont cru. Et cela explique en grande partie le fait que les Américains aient voulu très strictement contrôler les images de la guerre lors de leur intervention dans le Golfe. Mais comme ils en ont fait un peu trop, que la propagande était un peu trop visible (on voyait très peu de cadavres, ce qui est un comble s’agissant d’une guerre), cela a suscité très naturellement des critiques chez les journalistes et au-delà. Lors des interventions militaires qui ont suivi, en Bosnie, au Kosovo, en Afghanistan et aujourd’hui en Irak, les militaires ont dû faire croire à plus de transparence dans l’information. C’est que, à chaque fois, à chaque crise couverte par les journalistes, il y a eu des réflexions sur la pratique journalistique. Un peu sans doute dans le public mais surtout chez les journalistes eux-mêmes. Il faut prendre en compte, en particulier, le fait que le journalisme est un milieu dans lequel il y a une réflexion collective, dans lequel le débriefing est permanent : les journalistes se lisent, se critiquent, se jugent sans cesse, entre autres parce qu’ils sont en concurrence. Et le journalisme ne peut donc ignorer son histoire la plus récente, la dénonciation médiatique de ses erreurs, les manipulations dont il a été l’objet.

    L’autocritique est nécessaire, mais faut-il aussi qu’elle soit publique ?


    Patrick Champagne. Ce retour sur l’information est important parce que la presse, du moins celle qui se veut sérieuse, y joue sa crédibilité auprès de ses lecteurs. Et les journalistes eux-mêmes, c’est leur point d’honneur, se veulent " professionnels ", c’est-à-dire autonomes. Ils ne veulent pas être les instruments dociles d’une propagande grossière. Signe des temps, il est intéressant à cet égard de noter que la couverture des conflits majeurs par la presse comporte de plus en plus d’émissions ou d’articles sur la manière dont les journalistes travaillent sur le terrain. C’est que les médias doivent clairement manifester qu’ils sont vigilants à l’égard des tentatives de manipulations des autorités, que cette fois il faut les croire, ils sont crédibles ou du moins plus crédibles que lors du dernier conflit. En ce qui concerne la guerre contre l’Irak, les facilités apparentes qui ont été données aux journalistes pour couvrir le conflit n’étaient pas très risquées sur le plan de la guerre de l’information qui est toujours présente dans l’information en temps de guerre : la disproportion des moyens militaires entre Américains et Irakiens - un marteau pilon contre un moustique - était telle que les pertes prévisibles de la coalition n’étaient pas a priori telles qu’elles auraient pu risquer de démoraliser ceux qui soutenaient cette intervention. En définitive, la manipulation est toujours présente. Elle est seulement de plus en plus subtile et ajustée à chaque conflit. Il n’était pas possible que les Américains, cette fois-ci, imposent aux journalistes les mêmes conditions que lors de la guerre du Golfe. Et comme ils ont besoin de la presse pour peser sur l’opinion publique, ils composent avec elle.

    Justement, l’incrustation des reporters dans les forces armées coalisées vous paraît-elle relever d’une pratique journalistique totalement nouvelle, comme cela a été dit ?


    Patrick Champagne. Non, cela n’est pas nouveau. Depuis longtemps déjà les journalistes sont intégrés, accompagnent les militaires pour ramener des images ou faire des reportages, et aussi se font tuer. C’est ce que l’on appelle classiquement les correspondants de guerre. Les premiers reporters furent précisément des correspondants de guerre. Ce qui est peut-être nouveau ici, c’est le nombre des journalistes - pas tous correspondants de guerre - qui sont présents sur le terrain et que les militaires américains emmènent avec eux. Mais ce qui est surtout nouveau, c’est le fait qu’aujourd’hui l’information couvre en direct les opérations et risque donc de peser sur leur déroulement. D’où les contrôles et la manipulation plus ou moins subtile que chaque camp exerce sur les médias. Quant aux problèmes déontologiques et éthiques que cela pose, je pense qu’il est un peu naïf de croire qu’il soit possible d’informer " objectivement " en temps de guerre. L’information en temps de guerre est une chose trop importante pour être laissée aux seuls journalistes. Et donc on imagine mal que les militaires acceptent que les journalistes puissent travailler contre eux en aidant, volontairement ou non, l’ennemi et que des opérations militaires puissent échouer ou soient très meurtrières sous le prétexte que l’information serait une chose sacrée et absolue. Les journalistes qui couvrent par exemple le conflit israélo-palestinien, notamment du côté palestinien, le savent : l’armée israélienne qui est censée être " la plus démocratique au monde " a fait de nombreuses victimes parmi ces derniers, et pas toujours involontairement. Pourtant, à bien y réfléchir, l’information en temps de guerre ne pose pas des problèmes très différents de l’information ordinaire. Elle les pose seulement de manière plus visible et plus dramatique.

    Est-ce à dire que l’information quotidienne en tant de paix relèverait des mêmes enjeux ?


    Patrick Champagne. L’actualité la plus banale pose chaque jour les mêmes problèmes que ceux d’une crise mais ils sont comme évacués par la routine même du travail d’information, qui fait l’essentiel de l’activité de la plupart des journalistes. Aller ou non à une conférence de presse au ministère de l’Intérieur ou de la Santé par exemple, en rendre compte et comment, ne pose pas moins de questions que d’aller à une conférence de presse donnée par tel général durant les opérations militaires : qui cela intéresse-t-il ? Qui se sert de l’information ? De quoi ne parle-t-on pas ? etc. Par exemple, que sait-on sur la situation actuelle en Afghanistan, sur les promesses de reconstruction du pays par les Américains, sur le sort des prisonniers à Guantanamo, etc. ? En fait, ce qui me paraît le plus important, s’agissant de comprendre la production de l’information, c’est que les journalistes n’en sont que les producteurs apparents. L’information est un produit collectif. Le journaliste est le point d’application de contraintes multiples, son travail étant en quelque sorte la résultante de toutes les forces qui pèsent sur lui. Un journaliste ne produit pas indépendamment des autres journalistes, ni des stratégies de manipulations des autorités, ni de la rédaction en chef qui veille au respect de la ligne éditoriale, ni du public auquel il s’adresse, ni de ce qui semble politiquement correct (du moins à ses yeux), etc. C’est sans doute ce que les journalistes veulent dire lorsqu’ils se défendent contre les critiques en disant que " chaque société a finalement la presse qu’elle mérite ". Sans doute tout journaliste a-t-il sa petite marge d’autonomie ou, si l’on veut, de liberté. Mais c’est une liberté conditionnelle car il n’est, pour une large part, que l’écrivain ou le porte-plume de sa société et il n’est libre d’écrire que ce que ses lecteurs veulent lire. Les journalistes des grands médias audiovisuels notamment sont condamnés à produire l’information qui sera la plus consensuelle, c’est-à-dire celle qui provoquera le moins de réactions virulentes de la part des téléspectateurs qu’il ne faut pas choquer, mais aussi de la part des autres journalistes de la presse écrite qui sont vigilants et dénoncent les " dérapages " de la télévision.

    La liberté de la presse des démocraties serait-elle une fable ?


    Patrick Champagne. Contrairement à une idéologie professionnelle très prégnante dans le milieu, un journaliste " libre " n’est pas un journaliste qui peut écrire ce qu’il veut mais un journaliste qui écrit ce qu’" on " veut qu’il écrive et qui en est content. La question est de savoir qui est ce " on ". Ce " on " désigne en fait un ensemble de contraintes collectives auxquelles le journaliste doit s’ajuster. Le journaliste occupe, en effet, une position dans un champ de production, le champ journalistique, et écrit pour son public, c’est-à-dire pour un public déterminé, tout en regardant ce qu’écrivent les autres journalistes qui participent également au processus de production de l’information. Comme un ouvrier dans une chaîne de montage, le journaliste est un travailleur intellectuel qui occupe un poste de travail et doit accomplir ce que la définition du poste exige. C’est précisément parce qu’il le fait, et le fait bien, qu’il a été embauché, qu’il reste à son poste et qu’il est apprécié par ses lecteurs et par sa rédaction en chef. Dans le cas contraire, il est remercié ou changé de service ou alors il va chercher du travail ailleurs, dans un autre journal qui sera plus conforme - politiquement, culturellement - à ce qu’il est. La seule question qui se pose est donc de savoir si un journaliste est bien à sa place compte tenu de ce qu’il est, de ce qu’il sait faire et de ce qu’il a envie de dire. Si vous êtes " de gauche " et opposé au néolibéralisme, il vaut mieux être journaliste à l’Humanité qu’au Figaro, et réciproquement. Vous vous sentirez plus " libre " tout simplement parce que vous serez en phase avec ce que vous voulez écrire ou faire et ce que le journal et ses lecteurs veulent lire de votre part. En d’autres termes, la liberté, pour un journaliste, mais pas seulement, c’est ce qui est ressenti lorsque l’on occupe la position qui est la plus conforme à ce que l’on est et qui fait que l’on se comporte (ou que l’on pense) comme il convient, sans qu’il soit nécessaire qu’une autorité quelconque vous rappelle à un ordre qui n’est pas le vôtre. En fait il est très difficile de penser le journalisme comme une activité sociale comme une autre parce que des intérêts politiques, idéologiques et aussi narcissiques très puissants s’y opposent. Les journalistes ne sont-ils pas censés être des soldats de la vérité ? Qui peut dès lors assimiler, sans être méchamment agressé, les journalistes victimes, et dans cette guerre il y en a eu malheureusement, à des " accidentés du travail " comme n’importe quels salariés ? Bon, mais revenons à l’actualité.

    Dans ce cadre, il n’est pas étonnant que la plupart des médias américains aient participé de la propagande du gouvernement Bush ?


    Patrick Champagne. À la vérité, je pense que si les forces françaises avaient été engagées, nous aurions eu des réactions analogues de notre presse nationale. Il est difficile pour un journaliste de couvrir une guerre, lorsqu’il est impliqué, sans qu’il se demande ce qu’il faut diffuser, ce qu’il faut montrer, dire, ou au contraire taire, cacher pour ne pas " tirer dans le dos " de nos soldats. Cela fait partie du patriotisme minimum que l’on voit se réveiller dans les grands médias à l’occasion des guerres. Ceci dit, là encore, il faut avoir une compréhension large des phénomènes. Si le sentiment patriotique, le politiquement correct ont leur place dans l’explication, ce ne sont évidemment pas les seules raisons. Le politiquement correct, c’est aussi de l’économiquement correct, son appellation noble. L’information est en effet un produit qui doit se vendre. Le marketing rédactionnel est devenu un instrument important dans les rédactions pour définir ce dont il faut parler et comment. Un média qui dirait aux gens ce qu’ils n’ont pas envie d’entendre ou de savoir serait sanctionné par la baisse de ses ventes et par un courrier des lecteurs abondant et, disons, très critique.

    Qu’est-ce que cette guerre nous aura donc appris, ici, en matière de corrections à faire dans le traitement de l’information ?


    Patrick Champagne. Une chose qui est très visible dans la couverture de cette guerre, ce sont les effets de l’absence de recul, la soumission des journalistes à l’actualité la plus chaude et leur obsession des images qui ne peuvent que susciter des commentaires instantanés destinés à être démentis quelques heures plus tard. Si les Américains n’avancent plus sur le terrain, les médias en boucle disent que l’offensive est un échec (ce que les Américains souhaitaient peut-être que les journalistes disent pour mieux se préparer à la suite des opérations). Mais si le lendemain, ils avancent de 30 kilomètres d’un coup, à l’inverse les éditorialistes, souvent les mêmes, dissertent sur l’étonnante victoire des Américains. Parce que les Américains " gagnent " la guerre (comme si l’inverse était possible), la position de la France, opposée à cette guerre est alors perçue elle aussi comme " perdante ", sans même s’interroger sur l’après-guerre et sur les conséquences de cette " victoire " dans le moyen terme. Ce traitement de l’information ne permet pas vraiment de comprendre le pourquoi des événements. Qui pouvait expliquer les raisons des combats à Beyrouth dans les années quatre-vingt, en Yougoslavie dans les années quatre-vingt-dix ou, plus récemment en Afghanistan qui ont pourtant été omniprésents dans les journaux télévisés pendant des années ? Au-delà des présentations manichéennes qui relèvent plus de la politique que d’une analyse permettant de comprendre, les médias devraient avoir un véritable travail pédagogique à faire, qui n’est pas facile notamment dans les grands médias, d’abord parce que la majorité des téléspectateurs ne cherche pas à comprendre mais a surtout envie d’être rassurée ou étonnée. Ensuite, parce que ce travail pédagogique suppose des journalistes compétents et spécialisés et que l’évolution actuelle est plutôt de former des journalistes polyvalents, c’est-à-dire des journalistes compétents en rien. Enfin parce qu’il faut que les journalistes trouvent des formes nouvelles pour attirer les téléspectateurs. Et n’est-il pas plus important, dans la situation actuelle, de connaître la civilisation traditionnelle afghane ou irakienne, leurs systèmes politiques et religieux, etc. plutôt que de coller aux talons des marines, d’être dans les chars pour les filmer en train de bombarder, de manière assez peu " chirurgicale " les villes, afin de donner à voir dans les journaux télévisés des images déjà vues cent fois qui n’apportent pas grand-chose à la compréhension des événements et encore moins de leur suite. Les journalistes ont bien évidemment une petite part de responsabilité dans ce qu’ils écrivent. Mais à trop insister sur cet aspect, on risque d’oublier que l’information est surtout produite pour l’essentiel par des entreprises économiques, de plus en plus économiques et de moins en moins journalistiques, qui fabriquent à coup de sondages et d’Audimat, une certaine représentation dépolitisée des attentes de leur public. Ne faudrait-il pas imposer, en ce domaine également, une sorte " d’exception journalistique ", c’est-à-dire rappeler que l’information ne doit pas être une marchandise comme une autre ? La multiplication récente des ouvrages critiques sur le journalisme marque en tout cas une prise de conscience de plus en plus aiguë de ces problèmes par les journalistes eux-mêmes. Ce qui, on peut l’espérer, est de bon augure.

    Entretien réalisé par Jérôme-Alexandre Nielsberg


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