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Par demhaitam le 2 Novembre 2006 à 16:37
Le projet Chtokman, révélateur des
alliances énergétiques futures
Lévolution des réserves dénergies fossiles, va entraîner une redéfinition des alliances internationales et transformer à moyen terme les équilibres internationaux. Igor Tomberg, spécialiste des questions énergétiques, analyse les tractations autour de lexploitation du gisement de gaz de Chtokman impliquant Gazprom, de grandes compagnies énergétiques internationales, la Russie, lUnion européenne et les États-Unis. Selon lui, les positions diplomatiques des uns et des autres vis-à-vis de la Russie et autour de lélection présidentielle russe seront en partie dictée par lévolution des discussions autour de cet immense gisement.
Le patron de Gazprom, Alexéï Miller, a annoncé le 9 octobre à la chaîne de télévision Russia Today que sa compagnie exploiterait le gisement de Chtokman sans partenaires étrangers, et demeurerait donc le seul utilisateur du sous-sol et propriétaire du gisement. La priorité pour Gazprom sera, a-t-il ajouté, dapprovisionner lEurope par le Nord Stream (nouvelle appellation du Gazoduc nord-européen), et non plus de fournir du gaz naturel liquéfié pour le marché américain. Il avait été envisagé, initialement, dexploiter le gisement dans les conditions dun accord sur le partage de la production (APP), en octroyant 49 % du projet à des compagnies étrangères. La short list des prétendants, rendue publique en septembre 2005, comprenait les norvégiens Statoil et Hydro, les américains ConocoPhillips et Chevron, ainsi que le français Total.
Le gisement de Chtokman se trouve sur le plateau continental de la mer de Barents. Ses réserves prouvées se montent à 3,7 billions de mètres cubes de gaz, et plus de 31 millions de tonnes de condensat de gaz. On avait imaginé, dabord, que, lors dune première étape, les exportations de gaz naturel liquéfié (GNL) pourraient débuter en 2012, à hauteur de 15 millions de tonnes par an. Dans une seconde phase, la conduite aurait transporté 22,5 milliards de mètres cubes. Il était prévu de porter par la suite la production à 70 milliards de mètres cubes par an. Des investissements à hauteur de 10 à 13 milliards de dollars étaient prévus lors de la première étape du projet. La troisième et, éventuellement, la quatrième étapes auraient permis de porter les capacités annuelles de production de lusine de liquéfaction à respectivement 30 et 45 millions de tonnes. Désormais, il est prévu de développer les conduites dans les première et deuxième phases, et lors dune troisième (vers 2020), de réaliser peut-être le projet concernant le GNL.
La raison officiellement invoquée pour la mise à lécart des étrangers du projet est que ceux-ci auraient proposé en échange du projet des actifs peu en rapport avec limportance de ce gisement. Le Président Poutine la confirmé lors dune conférence de presse donnée à Dresde le 10 octobre. Dans une interview publiée le même jour dans le quotidien allemand Suddeutsche Zeitung, il déclarait : « Pour devenir un acteur de ce projet et le propriétaire partiel de ces ressources, il aurait fallu proposer en échange à Gazprom certains actifs. Pas de largent, mais des actifs. De largent pour développer des projets demandant des sommes aussi importantes, ce nest pas nécessaire. On en trouve facilement sur les marchés financiers mondiaux. Il faut des actifs. Mais compte tenu de lampleur des réserves 3,7 billions de mètres cubes , personne na pu proposer dactifs dune valeur équivalente ».
Les spécialistes notent que Gazprom entend appliquer le schéma selon lequel lui-même opère en Iran, sur le gisement de South Pars. La compagnie participe financièrement à la mise en valeur du gisement iranien, mais tout le gaz produit demeure propriété de la Compagnie gazière dÉtat iranienne. Une fois les hydrocarbures exportés, les participants étrangers au projet perçoivent des sommes correspondant à leurs investissements, majorées dun certain coefficient. Gazprom sest employé, jusquà ce jour sans résultat, à obtenir le droit dexporter le gaz produit. Le quotidien Kommersant a rapporté récemment les propos dun représentant du holding confirmant cette thèse : « Le schéma de travail de South Pars a été étudié et peut être appliqué en Russie » . Compte tenu du rendement insatisfaisant de lAPP concernant les projets dexploitation des gisements de Sakhalin-1 et -2, il fallait bien sattendre à ce que le rôle de lÉtat soit repensé concernant lexploitation de la base de ressources de matières premières.
Gazprom a décidé dexploiter seul le gisement de Chtokman car il ne veut pas partager avec ses partenaires le fruit de la production, écrivait le quotidien russe Védomosti, reprenant le point de vue dun des managers de la holding. « Ce nest absolument pas profitable, estimait ce collaborateur de Gazprom. Les réserves de Chtokman valent aujourdhui 16 milliards de dollars, mais dici sept ou huit ans, elles en vaudront 50. ». Et la capitalisation de la compagnie grimpera dautant. En tout état de cause, laction de Gazprom a bondi de 2 % après cette annonce concernant le gisement de Chtokman.
On ne peut exclure non plus que des raisons politiques aient contribué à écarter les énergéticiens étrangers. A linitiative de la Russie, le thème principal du Sommet du G8 de juillet dernier avait été la sécurité énergétique, dans un contexte que lon pouvait résumer comme suit : lEurope et les États-Unis acceptent la vision russe de la sécurité énergétique, et en premier lieu lidée de garanties égales tant pour les consommateurs que pour les fournisseurs. Ce faisant, la Russie laisse les étrangers accéder à son sous-sol. Mais les dirigeants mondiaux ne lont pas entendu de cette oreille, et les États-Unis ont renforcé leur pression sur la Russie, que ce soit en ce qui concerne lOMC, lIran, ou la question de la Géorgie. Aujourdhui, ce sont bien les États-Unis qui bloquent lentrée de la Russie dans lOMC, alors que les pays européens, qui sont fortement dépendants des ressources énergétiques russes, sont prêts au compromis. Les échanges dactifs ont ainsi démarré de manière très positive entre Gazprom et des compagnies dhydrocarbures européennes : les allemands E.ON et BASF ont reçu une part du gisement de Youjno-Rousskoïé, et des avancées ont été enregistrées avec les Italiens dans cette direction.
LEurope est évidemment la grande gagnante de cette décision sur Chtokman. Cest grâce à cela que la résonance internationale de « léviction » des compagnies étrangères du projet a été peu importante. Washington sest borné à faire état dun « nationalisme énergétique ». Ce qui sexplique : le retard des livraisons annoncées de GNL en provenance du gisement russe (environ 3 % du marché) ne sont guère de nature à mettre en péril la sécurité énergétique des États-Unis. En revanche, linformation selon laquelle le gaz de Chtokman ira non pas aux États-Unis, mais à lEurope, a engendré des réactions positives. Les énergéticiens du Vieux continent en ont conclu quune fois ce gisement mis en exploitation, il y aura davantage de gaz, et quil leur sera possible déviter la concurrence du marché intérieur russe, en nette augmentation. En dautres termes, ils se réjouissent quil y ait du gaz pour tout le monde.
Quant aux prétendants qui figuraient sur la short list de Gazprom, ils nont pas perdu lespoir de poursuivre leur coopération. Le norvégien Hydro a annoncé, dans un communiqué spécial, « avoir beaucoup de choses à proposer au plan des technologies, des connaissances et de lexécution du projet » . Statoil sest qualifié de « bon partenaire pour la Russie dans la réalisation du potentiel pétrogazier de la mer de Barents » . Chevron a déclaré « éprouver du respect pour la compagnie Gazprom et hautement apprécier ses capacités » . Chevron a reconnu quindépendamment du caractère de la décision sur Chtokman, « il espère poursuivre son travail en commun avec Gazprom dans le cadre de projets dans le secteur énergétique » .
La perspective de passer du rôle de propriétaires à celui de sous-traitants na donc pas amené les corporations occidentales à revoir leur projets en Russie, ni à renoncer au morceau de choix que constitue lexploitation de ce gigantesque gisement off shore.
Mais cela ne se fera pas, malheureusement, sans une « perte de qualité » . Lidée judicieuse du développement dun marché énergétique global se trouve reléguée au second plan. Avec larrêt du projet de GNL dans le cadre de la première phase dexploitation de Chtokman, il ny aura ni nouveaux itinéraires, ni nouveaux marchés (ceux quaurait ouverts la technologie dexportation du GNL). La Russie continuera, comme par le passé, de miser sur les gazoducs. Pourtant, dès à présent, environ 25 % du gaz est vendu sur les marchés internationaux sous forme de gaz liquide, et cette part est en augmentation constante.
Le marché du gaz croît, globalement, de 2 à 3 % par an, et celui du GNL de 7 à 8 %. Selon les prévisions de lAgence internationale de lénergie, sa part dépassera les 50 % dici 20 à 25 ans.
Au fur et à mesure que la part du GNL saccroîtra dans la balance énergétique, le marché du gaz en Europe perdra, en raison de la diversification des livraisons et du passage aux contrats à court terme, sa qualité de « marché du vendeur » , dont la Russie profite actuellement. Cest pourquoi il est difficile dexpliquer le pourquoi de ce virage aussi radical opéré dans la stratégie de Gazprom.
De nombreux analystes estiment que la décision prise par la compagnie gazière russe nest quune partie dun jeu dont le but est de contraindre les compagnies occidentales à faire au monopole russe des propositions plus avantageuses, qui leur donneraient un ticket dentrée dans le projet Chtokman. Gazprom peut, en principe, accepter dans le projet des compagnies étrangères à nimporte quel stade de sa réalisation. Il nest pas exclu que ce soit en mesurant cette possibilité que les compagnies occidentales soient demeurées prudentes dans leurs critiques du monopole russe.
Il convient de prendre en compte, par ailleurs, la complexité technique incroyable du projet. Le gisement de Chtokman est situé dans la mer de Barents, à 600 km au nord-est de Mourmansk. La profondeur des eaux à cet endroit oscille entre 320 et 340 m. Cest pourquoi le holding russe sera obligé de recourir à lexpérience et aux technologies internationales, et de faire appel à des étrangers comme sous-traitants pour exploiter les réserves. La condition majeure posée pour la signature de ces contrats sera le respect des délais et du coût des travaux. Alexéï Miller justifie ces conditions par la nécessité que soient garanties les livraisons de gaz à lEurope via le Gazoduc nord-européen. Cest la raison pour laquelle il est douteux que les étrangers soient totalement écartés de ce projet. Leur accès au gisement devait, à lorigine, servir de monnaie déchange à Gazprom pour le contrôle de réseaux de distribution en Europe. Le dossier Chtokman nest pas encore clos.
Les technologies saméliorent, et la valeur des réserves augmente dannée en année. Quest-ce qui empêche Gazprom de poursuivre lexploration du gisement, peut-être den augmenter les réserves, et dengager alors des discussions avec un nouveau pool de partenaires à des conditions plus avantageuses pour lui, par exemple en ramenant la part des étrangers à 10 ou 15 % ? La liste des partenaires pourrait changer. Il nest pas exclu quune nouvelle short list comprenne une nouvelle fois des compagnies américaines, pour peu que Washington fasse quelques pas dans la bonne direction. Le Kremlin nest en tout cas pas prêt à faire des cadeaux tel quun billet pour la participation à Chtokman sans rien obtenir en retour.
Il existe dautres explications à la décision de Gazprom. Il nest pas exclu que la compagnie ait pris conscience des risques technologiques du projet Chtokman et décidé de ne pas se hâter de le réaliser. Dautant plus que le manque de gaz pourrait être comblé par dautres sources. Le gisement de Bovanenkovo, par exemple, dont Gazprom a annoncé tout récemment quil entendait commencer lexploitation. Ce gisement commencera à délivrer au moins 15 milliards de mètres cubes de gaz par an à compter doctobre 2011. Dici là, le système de grosses conduites Bovanenkovo-Oukhta aura été construit. Gazprom disposera donc dune sorte de « doublure » .
Après de longues discussions, études et évaluations, les autorités russes sont visiblement parvenues à la conclusion quil nest pas évident quil soit rentable pour le pays dexploiter Chtokman sur la base dun accord sur le partage de la production. La participation de partenaires étrangers à ce mode dexploitation, dans les conditions économiques actuelles (abondance de moyens à lintérieur du pays et excellente conjoncture extérieure) devient extrêmement douteuse. Toutefois, lexploitation indépendante de ce gisement par Gazprom ne sera rentable quau début de la prochaine décennie. Car en Russie on a lil de plus en plus rivé sur le « problème-2008 » (lélection présidentielle NdlR), et il est fort possible que le projet Chtokman soit gelé jusquà cette échéance.
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