•                  En Israël, l’enjeu séfarade

                                            BLESSURES DU PASSÉ, PEUR DE L’AVENIR

     

    Par Marius Schattner
    Journaliste, Jérusalem, auteur d’une Histoire de la droite israélienne, Complexe, Bruxelles, 1991.

     

    A trois mois des élections générales en Israël, la manifestation de quelque 200 000 ultra-orthodoxes à Jérusalem, le 14 février, a renforcé l’antagonisme entre religieux et laïcs. Les « hommes en noir » reprochaient à la Cour suprême trois décisions récentes : l’obligation de service militaire pour les étudiants des écoles religieuses jusqu’alors exemptés ; la reconnaissance de la représentativité du judaïsme libéral ; le droit pour les kibboutz d’ouvrir leurs magasins le samedi, jour de shabat. L’initiative de cette démonstration de force revenait au parti ultra-orthodoxe séfarade, le Shass.

     La rumeur le devance, montant de cette rue où il vient d’arriver. Elle se propage à travers les escaliers où se pressent les fidèles. Avant même son entrée dans la grande salle de la synagogue Yazdin, à Jérusalem, l’assistance est debout, tournée vers la porte, n’écoutant plus que d’une oreille distraite l’orateur qualifiant la sécheresse qui frappe Israël de « punition du Ciel ». Revêtu de sa toge noire brodée d’or d’ancien grand rabbin séfarade d’Israël, M. Ovadia Yossef est venu prononcer son prêche, comme tous les samedis soir depuis dix ans, au coeur du quartier ultra-orthodoxe des juifs de Boukhara. Ses aides, en habit sombre, repoussent sans ménagement la foule qui se bouscule pour toucher le rabbin vénéré. A la sortie, il lui faudra emprunter l’escalier de secours.

    « Vous aurez beau monter des plans, ils échoueront. Vous aurez beau annoncer des résolutions, elles ne tiendront pas. Car Dieu est avec nous », entonne l’assistance. Avertissement du prophète Isaïe aux ennemis d’Israël, ces versets bibliques, récités chaque jour dans la prière juive, résonnent comme un défi. Le chant, fort apprécié par l’extrême droite religieuse, s’entend ici comme une affirmation, religieuse, ethnique et politique.

    « Nous vénérons le rabbin Yossef, car tout lui réussit : grâce à Dieu, il ramène le peuple à la Torah, rend leur dignité aux séfarades et l’emporte toujours sur ses adversaires », confie le bedeau. L’objet de cette dévotion : un veuf de soixante-dix-huit ans, né à Bagdad, élevé en Palestine, de santé fragile, à la voix faible mais audible, obligé de porter des lunettes fumées à cause de problèmes de vue. Et pourtant le chef spirituel de l’Association des séfarades gardiens de la Torah (Shass) est peut-être l’homme politique le plus puissant. Grand érudit ès Talmud, il jouit depuis longtemps d’un énorme prestige parmi les juifs orientaux, dits séfarades par opposition aux juifs occidentaux, ou ashkénazes.

    Né du refus des rabbins séfarades de jouer les seconds rôles dans les institutions ashkénazes, le Shass a rapidement étendu son influence hors des milieux orthodoxes. « Rendre sa gloire à la couronne » du judaïsme séfarade : ce mot d’ordre a mobilisé les Orientaux, qui représentent près de la moitié des juifs israéliens, et notamment les quatre cent mille originaires du Maroc. Si bien que, en quatorze ans, le rabbin Yossef a fait de son parti le troisième du pays. Passé de quatre sièges (sur cent vingt) au Parlement, en 1984, à dix sièges en 1996, le Shass est devenu un parti charnière, clé de voûte de toute coalition gouvernementale depuis dix ans et qui devrait le rester après les élections du 17 mai, à en croire les sondages. Et ce succès ne s’explique, évidemment, pas seulement par la distribution de talismans, censés faire bénéficier ceux qui votent « bien » des pouvoirs magiques du rabbin Kadouri, un kabbaliste centenaire.

    Le « péché originel » des travaillistes

    RETRANSMIS à la télévision par satellite et par la radio pirate La Voix de la vérité, le prêche du samedi soir est destiné à un vaste public de juifs pratiquants, pas tous orthodoxes. La religion juive étant un code de vie, il s’agit de répondre à l’infinité de problèmes que pose au quotidien le respect de la halakha, la loi religieuse codifiée par le Talmud il y a plus de treize siècles. Le chef spirituel du Shass répond dans un langage simple, mêlant citations de rigueur, récits édifiants, anecdotes et boutades. Si certains de ses arrêts peuvent paraître ridicules au profane, d’autres ont des conséquences non négligeables : ainsi, en reconnaissant comme juifs les falachas d’Ethiopie, en 1985, contre l’opinion des autres rabbins, il a levé un obstacle majeur à leur immigration.

    Ses positions sur le conflit israélo-arabe le placent indubitablement dans le camp des « colombes », contrairement à bien des cadres et électeurs du Shass, venus de la droite et réceptifs à une rhétorique ultranationaliste teintée de racisme. A maintes reprises, le rabbin Yossef s’est attaqué à l’extrême droite religieuse qui prétend interdire, au nom de la halakha, toute rétrocession de territoires occupés : « S’il apparaît clairement que la cession de territoires permettra l’établissement d’une paix sincère avec nos voisins arabes, tandis qu’un refus entraînera un risque de guerre immédiat, il faudra céder les territoires  », a-t-il déclaré.

    Le Talmud n’a énoncé que trois interdits absolus : l’idolâtrie, le meurtre, l’inceste (et le viol). En revanche, la tradition n’impose pas de garder chaque centimètre carré de la « terre d’Israël ». Ce non-dit n’est pas un oubli et, selon le guide du Shass, ajouter un nouvel interdit est sacrilège : le principe de l’échange des « territoires contre la paix », base de tout accord dans la région, ne heurte donc, en rien, la religion. Toutefois, il n’aime pas trop revenir sur ce thème.

    « Notre maître ne veut pas heurter la base du Shass, surtout à quatre mois des élections », explique M. Zion Waknin, un fidèle parmi les fidèles du rabbin Yossef, dont il n’a pas manqué un prêche depuis dix ans. Et d’ajouter : « Récemment, le rav [rabbin] a eu, en privé, des propos durs envers les Palestiniens, auxquels il reproche de ne pas tenir leurs engagements en matière de sécurité. » Autre cible, le numéro un travailliste : « Que Dieu nous préserve des mauvais conseillers ! », a-t-il déclaré à propos de M. Ehud Barak, auquel il ne pardonne pas d’avoir lancé une campagne pour contraindre les ultra-orthodoxes à faire le service militaire, alors que le nombre d’exemptés pour motifs religieux atteint 8 % de chaque classe d’âge.

    Mais le guide du Shass n’a pas non plus ménagé l’actuel premier ministre, M. Benyamin Nétanyahou, comparé à une « brebis aveugle » qui, par son intransigeance nationaliste, mènerait le troupeau d’Israël au précipice. Et pourtant son parti constitue, au gouvernement, l’allié le plus fidèle de M. Nétanyahou, comme il avait été celui d’Itzhak Rabin - jusqu’à ce qu’une affaire de corruption (qui traîne encore devant les tribunaux) force l’homme fort du parti, M. Arieh Déri, à donner sa démission du ministère de l’intérieur. C’est grâce à l’abstention du Shass que les accords d’Oslo furent entérinés au Parlement, à une majorité suffisante pour être légitimes aux yeux de l’opinion. Mais c’est à ses électeurs que le chef du Likoud dut sa victoire, après avoir obtenu la bénédiction du rabbin Kadouri.

    Autre paradoxe : le Shass n’est pas favorable, en principe, à la colonisation dans les territoires occupés (sauf à Jérusalem-Est), dans la mesure où des colons juifs mettent leur vie en danger. Toutefois, dans la pratique, il encourage des familles religieuses à s’installer dans des cités-dortoirs pour ultra-orthodoxes érigées en Cisjordanie - l’implantation d’Emmanuel, en Cisjordanie, est la seule municipalité qu’il contrôle.

    Opportunisme ? Sans nul doute. Que deviendrait le formidable réseau de crèches, d’écoles et d’institutions religieuses, établi par le Shass grâce aux aides de l’Etat, s’il était écarté du pouvoir ? Toutefois, par-delà la tactique, ses zigzags reflètent les aspirations contradictoires des Israéliens, qui veulent la paix sans en payer le prix et qui ont fini par accepter l’idée d’un Etat palestinien tout en refusant à ce dernier les attributs de la souveraineté.

    L’ambivalence n’est pas moindre parmi les juifs venus des pays arabes. Contrairement aux ashkénazes, ils n’ont pas été traumatisés par des siècles de persécutions culminant avec le génocide nazi. Même s’ils ne regrettent évidemment pas le statut de dhimmi (minorité protégée et opprimée) qui fut le leur jusqu’à la colonisation. Le Shass entretient donc la nostalgie d’un passé fait, malgré les vicissitudes, de coexistence. Mais il alimente également, envers les Arabes - et les goyim (non juifs) en général -, une hostilité qui puise dans l’ethnocentrisme du judaïsme rabbinique, séfarade comme ashkénaze.

    Le Palestinien demeure l’ennemi, mais pas le Marocain. En témoigne la saga du rabbin Chlomo Azoulay, héros de la bande dessinée pour enfants Entre les mains des Cieux, publiée par l’hebdomadaire du parti. Le malheureux et sa famille ont été pris en otages à bord d’un avion détourné par d’affreux terroristes. Mais l’un d’entre eux, plus humain, découvre que le rabbin est, comme lui, originaire de Marrakech : il jure de le sauver pour s’acquitter d’une dette de reconnaissance contractée par son père envers la famille Azoulay .

    Cette double approche transparaît dans l’attitude du Shass à l’égard de la minorité arabe. Titulaire du ministère de l’intérieur, il tient les cordons de la bourse des municipalités arabes et s’est acquis, au fil des années, une clientèle parmi le million d’Arabes israéliens, nouant même des relations avec les islamistes modérés. Sa relative générosité implique toutefois que les Palestiniens restent à leur place, inférieure. Tout se passe, notait récemment le quotidien Haaretz, comme si le Shass reproduisait le comportement de la majorité musulmane envers les dhimmis. Ce qui vaut mieux, pour les Palestiniens, que l’attitude de certains originaires d’Europe de l’Est qui, tel M. Itzhak Shamir, imitaient plutôt l’attitude des Polonais, des Russes et des Ukrainiens envers leur minorité juive.

    Modéré, le Shass ? C’est la thèse du vice-ministre de la santé, Schlomo Beniziri : à l’extérieur, explique-t-il, « il est pour un compromis territorial » ; à l’intérieur, « il n’entend pas imposer un mode de vie religieux » à la majorité des juifs non pratiquants. Le strict respect de la halakha, soutient-il, « n’est nullement contradictoire avec la démocratie » - ce qui n’empêche pas le parti de lancer de virulentes attaques contre la Cour suprême, rempart des libertés. D’où la manifestation géante de la mi-février à Jérusalem...

    Optimiste pour les élections du 17 mai, M. Beniziri l’est d’autant plus que le Shass représente « un courant qui grossit sans cesse, grâce au retour des gens à la foi et aux services sociaux qu’il rend. Nous sommes les seuls à avoir deux fers au feu : le retour à la Torah et la lutte contre la discrimination envers les séfarades. Cette discrimination est moins flagrante que lors des premières années de l’Etat, mais n’en persiste pas moins. » Si M. Beniziri n’en a pas été lui-même victime, il a été nourri des humiliations subies par son père, Maimon, arrivé du Maroc en 1956. Ouvrier, ce dernier garde un souvenir amer de l’accueil réservé aux juifs marocains par la bureaucratie travailliste et ashkénaze. Et se souvient avec fierté s’être joint, en 1959, à l’émeute de Wadi Salib à Haïfa, au cours de laquelle des manifestants d’origine marocaine brandirent drapeaux noirs et portraits du roi Mohammed V.

    Quarante ans après, les blessures du passé ne se sont toujours pas refermées. C’est le « péché originel » des travaillistes, que les Orientaux ne leur ont jamais pardonné, en dépit d’un mea culpa peu convaincant de M. Barak en 1997. D’autant que les disparités sociales, recouvrant des clivages ethniques, persistent et même grandissent . Etrangement, la droite , au pouvoir depuis 1977 - sauf entre 1992 et 1996 -, n’en est pas tenue responsable : elle jouit toujours, selon les sondages, de l’appui des couches juives les plus défavorisées, à 80 % orientales.

    « C’est qu’il s’agit d’un vote identitaire, dans lequel la peur de l’avenir pèse autant que la mémoire », explique le sociologue Sammy Samoha, de l’université de Haïfa. Les travaillistes incarneraient une modernité inquiétante pour les laissés -pour -compte de la mondialisation, qui n’ont rien à attendre du rêve de paix et de high -tech caressé par l’ancien premier ministre Shimon Pérès.

    Les jeux, pourtant, ne sont pas faits, et M. Nétanyahou n’est pas sûr de demeurer le champion des séfarades. « Il existe un moyen de briser le charme », estime M. Yéhouda Lancry, député du petit parti Guesher, dirigé par l’ex-ministre des affaires étrangères David Lévy (lui- même originaire du Maroc). Pour M. Lancry, il faut d’abord battre le Likoud aux élections : c’est possible, dit-il, car M. Nétanyahou l’avait emporté avec moins de 1 % d’avance, et son parti traverse une crise sans précédent. Ensuite, il s’agira de mettre en oeuvre une politique sociale vraiment différente de la droite. Dans cette bataille, M. Lancry mise moins sur le Shass - dans lequel il voit une « inquiétante régression » - que sur les classes moyennes et les couches les plus éduquées parmi les séfarades. Bien qu’il ait perdu de sa popularité, M. David Lévy lui paraît incarner la rupture possible entre les classes populaires et la droite.

    C’est a fortiori le cas de M. Yitzhak Mordechaï, qui, après son éviction du ministère de la défense en janvier, a pris la tête - avec M. Amnon Shahak et les anciens ministres Dan Méridor et Rony Milo - d’un parti centriste au programme social des plus vagues. Originaire du Kurdistan irakien, élevé dans une famille modeste, ce général doit sa popularité à son absence d’initiative dangereuse à la tête des armées. Il est le seul Oriental à diriger une grande formation, un événement salué par des intellectuels juifs séfarades comme un tournant historique. M. Mordechaï a obtenu la bénédiction du rabbin Yossef, auquel il est venu baiser la barbe en signe de déférence, mais le Shass s’est bien gardé jusqu’ici de donner une consigne de vote.

    M. Nétanyahou se présente aux électeurs comme « un dirigeant fort pour un Israël fort ». Cet inquiétant slogan a déclenché un tollé. Mais, sur les marchés, bastions du Likoud, M. Nétanyahou continue d’être accueilli aux cris de « Bibi roi d’Israël ! ». Tout dépendra, cette fois encore, du vote séfarade.


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