•              Etat d’urgence permanent

    Tribunaux d’exception, torture, prisons secrètes, Parlements phagocytés par les exécutifs, écoutes illégales, etc. : au nom des impératifs sécuritaires, les acquis de la démocratie libérale sont, un à un, rognés aux Etats-Unis et au Royaume-Uni.

     Rarement la distance entre démocratie réelle et démocratie formelle a été aussi grande. Partout ou presque, dans les pays démocratiques « avancés », des exécutifs faiblement légitimes gouvernent depuis des années sans – et souvent contre – l’assentiment populaire. En France, au Royaume-Uni, aux Etats-Unis et ailleurs, le pouvoir exécutif s’est autonomisé de la société, lui imposant, dans une marche en avant néolibérale et néoconservatrice aveugle, des « réformes » sociales régressives, ainsi que des mesures disciplinaires et sécuritaires de plus en plus répressives.

    On assiste, dans le même temps, à une concentration du pouvoir exécutif et à une marginalisation des contre-pouvoirs ; parfois même, comme c’est le cas au Royaume-Uni et aux Etats-Unis, à une remise en cause fondamentale des équilibres institutionnels qui fondent depuis ses origines le projet libéral démocratique. Ce double mouvement d’autonomisation et de concentration du pouvoir a été puissamment amplifié par la « guerre contre le terrorisme » et l’état d’exception qui, depuis 2001, surdéterminent les champs du réel.

    Au Royaume-Uni, le gouvernement de M. Anthony Blair a accentué le mouvement déjà apparent sous Mme Margaret Thatcher (1979-1990) de « présidentialisation » des institutions britanniques. Ces dernières années, le premier ministre a tenté de reconfigurer les équilibres institutionnels en sapant les prérogatives du parlement, en limitant l’autonomie de la justice et en restreignant les libertés. Il en va ainsi du Criminal Justice Act (loi sur la justice pénale) (2003), « qui impose des peines obligatoires et minimales, et réduit la capacité des juges à adapter la sanction aux cas particuliers » ; du Prevention of Terrorism Act (loi sur la prévention du terrorisme) (2005), qui « permet au ministre de l’intérieur de restreindre la liberté des personnes soupçonnées d’être impliquées dans des activités terroristes », sans garantie judiciaire adéquate ; et de l’Enquiries Act (loi sur les procédures) (2005), « qui limite l’indépendance des juges nommés pour prendre en charge la direction des enquêtes, cela en autorisant les ministres à choisir les éléments de preuve qui pourront être, ou non, rendus publics  ». Plus grave encore, l’habeas corpus, protection la plus ancienne des droits de la personne contre l’arbitraire d’Etat, est menacé par la nouvelle législation antiterroriste.

    Docile jusqu’ici, le Parlement a cependant refusé de consentir à une expansion plus grande encore du pouvoir discrétionnaire de l’exécutif qui était prévue dans le Legislative and Regulatory Reform Bill (projet de loi sur la réforme de la réglementation et de la législation) de 2006. Sous couvert d’une réforme administrative anodine, ce projet de loi « donnait aux ministres des pouvoirs arbitraires » leur permettant de légiférer par ordonnances sans contrôle parlementaire contraignant. La mesure aurait de fait vidé le Parlement de sa substance. Devant la résistance des Lords, qui ne voulaient manifestement pas consentir à leur propre autodissolution, la « loi d’abolition du parlement », comme la qualifiaient ses détracteurs, a été amendée par le 10, Downing Street.

    Mais si l’exécutif a dû céder dans ce cas particulier, M. Blair n’en déconstruit pas moins la démocratie britannique. Comme le dit Henry Porter, il cause « un tort énorme à la Constitution, à la tradition de souveraineté parlementaire, à l’indépendance du pouvoir judiciaire, aux droits de la personne et à la relation complexe entre l’individu et l’Etat ».

    Tout cela n’a rien de véritablement surprenant de la part d’un premier ministre qui se réfugie dans l’idée que Dieu seul jugera ses actes, ou d’un gouvernement qui prône l’« impérialisme libéral » et la nécessité « de renouer avec les méthodes plus rudes d’un autre âge – la force, l’attaque préventive, la feinte et tout ce qui se révèle nécessaire pour affronter ceux qui vivent encore au XIXe siècle ».

    Aux Etats-Unis, l’ampleur du recul démocratique est confondante. Sous couvert d’un état d’exception non déclaré mais effectif, l’administration Bush procède à la démolition systématique de l’ordre constitutionnel. Le mode de gouvernement par décrets secrets et décisions présidentielles arbitraires est devenu une pratique normale de l’Etat, comme l’attestent les révélations quotidiennes concernant la torture, l’existence d’un archipel de prisons secrètes et les opérations illégales d’espionnage intérieur.

    Agissant sous le voile du secret, l’exécutif américain s’est arrogé de considérables pouvoirs extrajuridiques : il piétine les traités internationaux et engage des guerres préventives ; il enlève, torture et maintient indéfiniment en détention, sans jugement, quiconque aura été identifié par décret présidentiel comme un « combattant illégal » ; il s’appuie sur la création d’un « système » judiciaire parallèle placé sous le contrôle direct du Pentagone et de la Maison Blanche ; en un mot, il s’attribue le pouvoir d’outrepasser l’ordre existant défini par le droit international et national.

    Cette prise de pouvoir méthodique, qui s’est effectuée en rognant toujours plus les attributions et compétences des autres branches du pouvoir, suscite des résistances institutionnelles : ainsi, le Sénat a finalement tenté, à la mi-décembre 2005, d’interdire les « traitements cruels, inhumains et dégradants » infligés aux détenus (Detainee Treatment Act). Dans le même sens, la Cour suprême a infligé une défaite au président le 29 juin 2006 en déclarant anticonstitutionnels les tribunaux militaires d’exception mis en place par la Maison Blanche à Guantánamo. Mais, dans les deux cas, l’exécutif contourne ou tente de contourner l’obstacle : la pression insistante de la Maison Blanche a eu raison de l’initiative du Sénat. De nouvelles formulations ajoutées à la loi sénatoriale non seulement en annulent l’effet, mais pourraient bien ouvrir la voie à une « légalisation » de la torture tout en « légitimant » les témoignages obtenus par ces méthodes.

    Le 30 décembre 2005, quelques jours seulement après le vote du Sénat, le président George W. Bush réaffirmait que ses « pouvoirs en tant que commandant en chef » et dirigeant de la « branche exécutive unitaire » (expression se référant à une philosophie juridique affirmant la primauté absolue de l’exécutif sur le législatif et le judiciaire) l’autorisent à faire « tout ce qui est nécessaire pour défendre l’Amérique ». Quant au jugement de la Cour suprême sur les tribunaux militaires, la Maison Blanche tente de le contourner en faisant « légaliser [par le Congrès] des actions illégales », selon l’expression du New York Times. L’effort est transparent : il s’agit de « miner la séparation constitutionnelle des pouvoirs »... Mais la bataille judiciaire continue : le 18 août 2006, un tribunal fédéral a déclaré inconstitutionnelles les écoutes décidées sans mandat par l’exécutif.

    La volonté autoritaire du gouvernement était présente avant le 11-Septembre. « Même sans les attentats, remarque un chercheur, il est clair que le gouvernement Bush aurait agi unilatéralement chaque fois qu’il aurait pu le faire, et aurait systématiquement repoussé plus loin les limites du pouvoir présidentiel . » En somme, les garde-fous qui restreignent habituellement, dans une société démocratique, l’usage arbitraire du pouvoir coercitif de l’Etat ont sauté. En témoignent les mémorandums de triste notoriété sur la torture rédigés par M. Alberto Gonzáles (actuel ministre de la justice) en 2002, qui reconnaissent au président le pouvoir « constitutionnel » d’utiliser tous les moyens nécessaires sans exception en temps de guerre dans l’accomplissement de sa mission de « commandant en chef », même s’il s’agit d’actes foulant aux pieds le droit international. « En vertu de ce raisonnement, écrit le juriste David Cole, le président serait, de par la Constitution, habilité à perpétrer un génocide s’il le souhaitait . »

    On assiste ainsi à une reconfiguration de la souveraineté reniant les principes fondateurs du libéralisme classique : la séparation des pouvoirs et l’établissement de garanties constitutionnelles protégeant la personne de l’arbitraire oppressif de l’Etat.

    Pour les premiers philosophes politiques démocrates, parmi lesquels Charles de Montesquieu et John Locke, c’est la séparation des pouvoirs qui donne ces garanties. Elle limite l’action des gouvernants et garantit de ce fait la « tranquillité » (Montesquieu), c’est-à-dire la liberté politique de l’individu. En théorie, ces barrières constitutionnelles contre l’absolutisme ou la tyrannie institutionnalisent des normes dont les dirigeants ne peuvent s’écarter que temporairement dans des circonstances exceptionnelles. Plus encore, si, en cas d’urgence ou de « nécessité », par exemple en cas de guerre, et pour des périodes limitées, les dirigeants d’Etats démocratiques peuvent déroger à certaines lois, il ne leur est pas loisible de déroger à l’ordre constitutionnel. Dans la théorie libérale démocratique, l’état d’urgence (le « pouvoir prérogatif » du dirigeant dans la terminologie de Locke) est une exception destinée à sauver la norme fondamentale, c’est-à-dire précisément l’ordre constitutionnel.

    Dans un état d’urgence permanent, l’exception devient la norme. Au début du XXe siècle, Carl Schmitt, théoricien politique réactionnaire allemand, a élaboré et systématisé une doctrine sur l’état d’urgence et d’exception. Dans ses premiers écrits, il opère une distinction entre dictature « commissariale » et dictature « souveraine », la première étant fondée sur l’ordre juridique existant et destinée à sauvegarder la norme constitutionnelle, la seconde détruisant cette norme. Dans ses ouvrages les plus importants, Théologie politique et La notion de politique, il opte pour la seconde : « Poussés à leur extrême logique, les travaux de Schmitt (...) constituent le fondement d’une exception autoritaire sans exception . » Dans le second ouvrage cité, Schmitt affirme que l’Etat, en tant qu’expression la plus élevée du politique, s’accomplit et ne découvre sa véritable essence que dans des situations d’urgence lorsqu’« il choisit son ennemi et décide de le combattre ».

    Un tel choix produit du sens collectif, unifie la nation, dépolitise la société civile et concentre le pouvoir. L’état d’urgence permet à l’Etat de transcender la société et d’établir son autonomie dictatoriale. Ayant ainsi acquis le monopole de l’action et de la décision politiques, l’Etat, incarné par le dictateur qui décide de l’exception et qui, de ce fait, devient véritablement souverain, jouit de pouvoirs illimités. Etant donné que la guerre représente la forme la plus pure de l’état d’urgence, elle devient le fondement ontologique de l’Etat.

    Actuellement, la déconstruction de l’ordre constitutionnel se déploie dans un contexte de « guerre » omniprésente. Une guerre définie depuis le début par l’exécutif américain (et par ses alliés) comme n’ayant de frontières ni spatiales ni temporelles. Le document de la Maison Blanche présentant la stratégie de sécurité nationale (NSS) pour 2002 assimile la « vulnérabilité [des Etats-Unis] au terrorisme » à une « nouvelle condition de vie  ». Ainsi, la guerre perpétuelle est devenue le mode de vie de ce début de XXIe siècle. On apprend dans le document pour 2006, qui reprend les éléments-clés du NSS 2002 (celui-ci officialisa la doctrine de guerre préventive), que « les Etats-Unis vivent les premières années d’une longue lutte, une situation semblable à celle à laquelle notre pays a dû faire face au début de la guerre froide ».

    Comme le souligne la philosophe Judith Butler, « la perspective d’un exercice [de pouvoir d’Etat méconnaissant la loi] structure l’avenir indéfiniment. L’avenir devient un avenir sans loi, non pas anarchique, mais livré aux décisions discrétionnaires d’un ensemble de souverains désignés ».

    Les opérations d’une organisation terroriste déterritorialisée et éclatée ont été présentées, non comme un danger spécifique et circonscrit, mais comme une menace totalitaire planétaire de type hitlérien. Le 16 octobre 2005, M. Bush affirmait que les extrémistes islamistes tentaient d’« établir un empire islamique radical s’étendant de l’Espagne à l’Indonésie ». Deux jours plus tard, son conseiller à la sécurité nationale, M. Stephen Hadley, déclarait à son tour devant le Council on Foreign Relations à New York : « Al-Qaida entend rallier les masses musulmanes, renverser les gouvernements modérés de la région et rétablir le califat islamique qui [dans sa forme actuelle] régnerait de l’Espagne à l’Indonésie et au-delà. »

    Cette exagération du pouvoir d’Al-Qaida tout comme les sinistres mises en garde de la Maison Blanche contre le spectre de « champignons atomiques » au lendemain du 11-Septembre pourraient paraître caricaturales s’il ne s’agissait d’une méthode de gouvernement servant à masquer les intentions autoritaires de l’Etat. C’est un jeu dangereux qui attise les haines essentialistes : les cultures plurielles de l’islam sont réduites à une catégorie indifférenciée désignant l’Autre, le barbare, l’ennemi. Le « choc des civilisations » devient peu à peu une prophétie autoréalisatrice.

    Le paysage idéologique n’est pas beaucoup plus sain en Europe, où, il faut le rappeler, c’est dans un contexte colonial que l’état d’urgence en tant que forme d’exercice du pouvoir a été le plus souvent utilisé par les démocraties libérales. Aujourd’hui encore, entre les lignes du discours officiel, transparaît l’idée selon laquelle nous aurions besoin d’un Etat autoritaire pour nous protéger des barbares ; il faudrait renoncer à nos libertés pour préserver nos vies.


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