•             Guerre du Kosovo: Les victimes de

                           Varvarin et la justice

    Après la guerre au Liban et ses destructions d’objectifs civils, le destin des habitants et des victimes de la petite ville de Varvarin et leurs souffrances pendant la guerre du Kosovo acquièrent une importance toute nouvelle. La République fédérale d’Allemagne n’était prétendument pas directement impliquée, «elle a tout au plus repéré des objectifs avec le laser de ses avions de surveillance Avacs». C’est ce que l’on a toujours dit.

    Le 28 juillet 2005, la Cour d’appel de Cologne a repoussé la plainte des victimes survivantes et des proches des personnes tuées lors du bombardement dramatique de la petite ville serbe de Varvarin. Elles avaient demandé des dommages-intérêts à l’Allemagne à la suite de la destruction, le 30 mai 1999, du pont sans intérêt militaire de la petite ville de 4000 habitants par des avions de combat de l’OTAN, le bombardement ayant tué 10 personnes et grièvement blessé 30 autres. Comment est-ce qu’on en est arrivé à cette attaque que la population juge complètement dénuée de sens? A cette époque, le droit international a été violé plusieurs fois et pourtant la plainte des victimes a été repoussée. Pourquoi?

    Sans les bombes du 30 mai 1999, le monde n’aurait jamais eu connaissance de l’existence de Varvarin. Le vieux pont, large de 4 mètres 50, qui enjambe la Morava, large de 50 à 70 mètres à cet endroit, a toujours été la construction la plus importante de la ville. Construit en 1924 en Allemagne, il a été livré par les Allemands après la Seconde Guerre mondiale à titre de réparations. Il avait toujours eu une seule voie et ne pouvait pas être utilisé par des véhicules de plus de 10 tonnes. Le 30 mai 1999 était le premier dimanche après la Pentecôte. C’était jour de marché à Varvarin et, de plus, la ville fêtait ce jour-là la Trinité. C’est pour ces deux raisons qu’il y avait beaucoup de monde venu des villages voisins.

    A 13 heures, le ciel au-dessus de Varvarin était d’un bleu lumineux et il faisait chaud. Beaucoup de personnes étaient allées à l’église et s’étaient promenées au marché, avaient acheté quelque chose ici ou là ou mangé une glace. C’était le cas notamment de Ratobor Simonovic et de sa mère Ruzica. Ils avaient acheté une glace puis étaient montés dans leur auto rouge, une Zastava, pour rentrer chez eux. Lorsqu’ils se trouvèrent au bout du pont, trois jeunes filles, Sanja, Marina et Marijana, marchaient à près de 50 mètres devant eux en direction de leur village de Donji Katun.

    Marina se souvient: «Tout à coup, nous avons entendu un sifflement et une force invisible nous a catapultées en l’air. Nous avons crié et avons senti une très forte chaleur».

    Radomir Stojancovic, qui pêchait à la ligne au bord de la rivière, a raconté plus tard: «Deux avions de combat volant bas ont tiré deux roquettes sur la pile centrale du pont. Ils avaient tapé dans le mille. L’explosion a détaché de la pile le pont en fer et les restes sont tombés dans l’eau et avec eux les Ratobor dans leur Zastava rouge. Les trois jeunes filles ont été projetées en bas du pont et sont restées sur une partie du pont, inclinée tout près de la surface de l’eau. Deux d’entre elles ont appelé au secours.»

    Sanja Milenkovic était la plus grièvement blessée et ne respirait presque plus. La jambe droite de Marina Jovanovic était entièrement fracassée en dessous du genou. Elle était couchée sur le chemin pour piétons du pont, penchée vers l’eau, tout près de son amie Sanja. En dessus d’elle, elle entendait Marijana Stojankovic appeler au secours. Dans la Zastava rouge, la mère et le fils étaient aussi encore en vie: on voyait une main qui s’agitait à la fenêtre.

    Après la première explosion, des éclats de métal tombèrent jusqu’à 150 mètres de là, sur la place du marché et semèrent la panique parmi les personnes présentes. Milan Savic, 28 ans, cria à ses amis: «Nous devons aller porter secours aux blessés et il courut en direction du pont. Sa décision allait lui coûter la vie quelques instants plus tard. Stojan Ristic, Bozidor Dimitrijevic et le vieux Tola Apostolovic coururent également vers la rivière. Cinq à six minutes s’étaient écoulées depuis la première attaque.

    Bozidor, seul survivant des trois, se souvient: «Les deux autres m’avaient entraîné vers le pont parce que je savais bien nager et plonger. Nous sommes descendus au bord de l’eau à l’aide d’une échelle et nous nous sommes dirigés tant bien que mal vers l’auto rouge pour secourir ceux qui en étaient prisonniers. Tout à coup, il y a eu une seconde explosion et j’ai été projeté vers le rivage. L’explosion était tellement forte que le corps de Stojan Ristic a été complètement déchiqueté. Celui de Tola Apostolovic a également été déchiqueté et ses intestins se sont enroulés autour de sa bicyclette. La chaleur était si forte que j’ai cru que je brûlais. Pendant que j’étais projeté en l’air, j’ai vu le prêtre Milvoje Ciric, qui priait au bord de l’eau, être décapité.»

    Il existe une vidéo amateur du massacre. Mais il semble que celui qui filmait n’a pas pu supporter le spectacle horrible des corps déchiquetés, car il se tourne constamment vers le pont détruit.

    La mère et le fils étaient encore vivants après la première attaque. Ils étaient coincés à l’intérieur de l’auto, dans l’eau, et Ratobar agitait désespérément son bras par une fenêtre du côté des sauveteurs. Lors de la deuxième attaque, Ratobar a été écrasé dans sa voiture, tandis que sa mère était éjectée par l’onde de choc. On a retrouvé son corps plus tard très loin sur la rive opposée. En tout, au cours des deux attaques, 10 personnes ont été tuées (la plus jeune était Sanja, 15 ans) et 30 autres grièvement blessées. Beaucoup d’entre elles souffrent toujours de dommages corporels permanents et de handicaps.

    Le lendemain, le 31 mai, les Etats de l’OTAN, lors d’une conférence de presse à Bruxelles, ont avoué le bombardement du pont de Varvarin. Le très habile porte-parole de l’OTAN d’alors, Jamie Shea, a déclaré aux journalistes que le pont de Varvarin était un «objectif militaire légitime» de la guerre du Kosovo.

    Les gens de Varvarin ont appelé cela un mensonge, car leur pont n’était pas du tout un objectif militaire. L’attaque ne se justifiait donc en rien. C’était un crime de guerre, car Varvarin est à 200 km au nord du Kosovo. Il n’y avait jamais eu là de militaires et le pont n’avait jamais été utilisé pour des transports militaires. Les habitants de Varvarin ont plutôt l’impression que l’attaque visait uniquement à terroriser la population. Selon les victimes, «la destruction du pont, le fait de tuer et de blesser des civils et de causer des dégâts à leur patrimoine constituent une violation de l’interdiction d’attaquer la population civile. Une des plus anciennes et élémentaires règles du droit international humanitaire veut que, lors d’opérations militaires, on distingue nettement les objectifs militaires et les combattants d’une part, les biens de caractère civil et la population civile de l’autre, et qu’il soit interdit d’attaquer à la population et les biens de caractère civil. Cela figure dans les Conventions de Genève de 1949 et dans le Protocole additionnel I de 1977. L’art. 48 (Règle fondamentale) du Protocole précise ceci: «En vue d’assurer le respect et la protection de la population civile et des biens de caractère civil, les Parties au conflit doivent en tout temps faire la distinction entre la population civile et les combattants ainsi qu’entre les biens de caractère civil et les objectifs militaires et, par conséquent, ne diriger leurs opérations que contre des objectifs militaires.» Quant aux objectifs militaires, l’art. 52 stipule qu’ils «sont limités aux biens qui, par leur nature, leur emplacement, leur destination ou leur utilisation, apportent une contribution effective à l’action militaire et dont la destruction totale ou partielle, la capture ou la neutralisation offre en l’occurrence un avantage militaire précis».

    A supposer même que le pont de Varvarin ait présenté un «avantage militaire précis», son bombardement reste contraire à la loi, car les pertes dans la population civile qui y sont liées à sa destruction n’ont aucun rapport avec un avantage militaire (hypothétique) (article 51, alinéa 5 du Protocole). L’article 57 mentionne les mesures de précaution suivantes: «Les opérations militaires doivent être conduites en veillant constamment à épargner la population civile, les personnes civiles et les biens de caractère civil. […] Dans le cas d’attaques pouvant affecter la population civile, un avertissement doit être donné en temps utile et par des moyens efficaces, à moins que les circonstances ne le permettent pas.»

    Si dans le cas du bombardement du pont de Varvarin, l’intention des agresseurs n’avait pas été de tuer et de blesser des civils, l’attaque n’aurait jamais dû se produire. On a agi ici à l’encontre de toutes mesures de précaution. Dans la préparation et l’exécution de l’attaque, on a tout fait pour s’assurer que les cibles étaient des personnes et des biens civils. Et pour atteindre cet objectif, on a omis d’avertir la population civile. Les deux avions ont attaqué le pont sans préavis, perfidement, sournoisement, disent les victimes. Ils avaient complètement détruit le pont lors de la première attaque. Mais cela ne leur suffisait pas. Quelques minutes plus tard, ils ont attaqué une deuxième fois et, comme ils pouvaient s’y attendre, ils ont tué et blessé d’autres civils. «Comme ils pouvaient s’y attendre» parce qu’il était naturel que de nombreuses personnes accourent vers le lieu du drame pour porter secours aux blessés. Ce deuxième bombardement a donc enfreint toutes les lois de la guerre formulées jusque-là. Ce n’était pas un «dommage collatéral» mais un crime de guerre.

    C’est pour cette raison que les victimes de Varvarin ont décidé de réclamer des dommages-intérêts aux Etats qui ont participé à l’intervention de l’OTAN, donc aussi à l’Allemagne, car dans cette attaque, les règles du droit international valables pour les conflits armés et celles du droit allemand ont été enfreintes de manière flagrante. Les victimes et leurs avocats avancent les arguments suivants: «Les Etats qui ont participé à la guerre aérienne de l’OTAN contre la Yougoslavie sont à considérer comme complices pour toutes les opérations menées parce qu’ils ont agi en commun selon un plan général. La question de savoir quelles actions les Etats ont commis individuellement est sans importance.» La République Fédérale n’a pas lieu d’invoquer le fait que ce ne soit pas la Bundeswehr mais les Tornados américains qui ont effectué l’attaque. En effet – c’est un autre argument des victimes – d’après le droit pénal, tous ceux qui ont participé directement ou indirectement à une action de guerre sont responsables du «résultat global».

    Non seulement le tribunal de grande instance de Bonn en première instance mais la Cour d’appel de Cologne, en seconde instance, ont repoussé l’action en dommages-intérêts des victimes de Varvarin. Selon la Cour d’appel (juillet 2005), «l’action est recevable mais sans fondement.» Le juriste Stephan Rehmke, qui s’est beaucoup intéressé à l’affaire, a écrit dans Forum Recht: «Il faut tout d’abord saluer le fait que la Cour d’appel de Cologne ait reconnu en principe l’application du Strafhaftungsrecht allemand également aux dommages dus à la guerre. Ainsi un tribunal fédéral a reconnu pour la première fois que les victimes d’un crime de guerre commis avec la participation de l’Allemagne peuvent en principe faire valoir un droit à dédommagement à l’encontre de l’Allemagne. Il est incompréhensible que la réglementation de ce droit par le Code civil et plusieurs articles de la Loi fondamentale ait été complètement ignorée dans le cas des victimes de Varvarin au motif qu’une ‹participation allemande aux attaques aériennes de Varvarin› ne serait pas suffisamment ‹évidente› alors qu’on ne peut pas sérieusement mettre en doute la responsabilité politique et militaire allemande dans ces crimes de guerre lorsque l’on considère toutes les sources juridiques accessibles. Il faudrait donc chercher d’autres raisons pour comprendre les motivations de ce verdict».

    Les victimes de Varvarin, en tout cas, ont fait appel entre-temps à la Cour fédérale de cassation pour essayer d’obtenir enfin gain de cause. Une décision sera prise au plus tôt à la fin de 2006. Zoran Milenkovic, maire de Varvarin et père de Sanja, la plus jeune victime du bombardement – elle avait 15 ans –, s’attendait au verdict négatif de la Cour d’appel de Cologne: «Il faut du temps pour qu’un tribunal allemand rende un jugement contre son propre pays.» C’est le 19 octobre que commenceront les procédures orales devant la IIIe Chambre de la Cour de cassation fédérale.

    L’expert en droit international Bernhard Graefrath a déclaré à propos de l’affaire Varvarin: «Ce qui est terrible, c’est qu’on transmette le message suivant: Rien n’a changé; ne croyez pas ce qu’on dit de la dignité humaine et du droit à la vie. A tous les peuples des petits pays et des pays en voie de développement à qui nous faisons la leçon sur le respect des droits de l’homme, ces procès apprendront l’importance qu’un Etat de droit comme la République fédérale allemande accorde à la protection du droit à la vie. Nous violons le droit et la justice si nous permettons qu’un agresseur qui enfreint les lois puisse se décharger des conséquences de ses actes sur les victimes innocentes et ne soit même pas tenu de les dédommager. C’est inadmissible.»


    votre commentaire


    Suivre le flux RSS des articles de cette rubrique
    Suivre le flux RSS des commentaires de cette rubrique