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Par demhaitam le 1 Novembre 2006 à 17:29
La Cisjordanie, nouveau « Far Est » du capitalisme israélien
Le gouvernement israélien poursuit son offensive militaire contre le Liban et Gaza ; il intensifie la colonisation de la Cisjordanie, avec un seul objectif : repousser toujours plus loin ses frontières. Les Palestiniens voient leurs terres confisquées et de puissants intérêts économiques sallient à lEtat et aux colons extrémistes pour attirer une population juive « non idéologique », qui sert de main duvre malléable et soumise.
Modiin Illit est une colonie juive importante en Cisjordanie, qui occupe les terres de cinq villages palestiniens : Nilin, Kharbata, Saffa, Bilin et Dir Qadis. Cest limplantation qui se développe le plus vite ; elle devrait même se voir bientôt accorder le statut de ville : le ministère israélien du logement prévoit quelle passera de 30 000 habitants à 150 000 en 2020. Elle fait partie de ces « blocs de colonies » que les gouvernements israéliens successifs ont étendu et entendent annexer. Elle illustre aussi le lien entre le mur de séparation et lextension des colonies : le développement de Modiin Illit a entraîné la ruine des agriculteurs palestiniens de Bilin, un petit village de 1 700 habitants, que la construction du mur a dépouillé de la moitié des terres qui leur restaient : environ 2 000 dounams.
Depuis février 2005, les habitants de Bilin sont engagés dans une lutte non violente contre le mur. Aux côtés de militants israéliens pour la paix et de volontaires internationaux, ils manifestent tous les vendredis, main dans la main, face aux bulldozers et aux soldats. Leur mobilisation converge avec celle dautres villages palestiniens qui mènent, depuis quatre ans, une difficile campagne de résistance. Ces actions, dont on ne sait quasiment rien hors de Palestine, souvent coordonnées par des comités populaires contre le mur, ont obtenu des résultats modestes, mais appréciables : elle ont permis de stopper ou de ralentir la construction des clôtures qui privent les habitants de leurs terres et les condamnent à vivre dans des enclaves. A Budrus et à Deir Ballut, les comités sont même parvenus à en faire dévier le tracé, et à récupérer ainsi une partie des vignes, des champs et des sources dapprovisionnement en eau confisqués.
Ces modestes acquis prennent tout leur sens quand on songe à la supériorité militaire incontestée dIsraël. Grâce à sa force militaire comme au soutien des Etats-Unis, et récoltant les fruits du plan de désengagement de M. Ariel Sharon, lEtat hébreu gagne du terrain face à des Palestiniens chaque jour plus isolés et diabolisés. A létranger, on accepte de plus en plus, même si cest parfois à contrecur, la politique unilatérale dIsraël.
Limportance de cette « Intifada du mur » tient surtout à son influence à long terme. Les expériences de protestation de masse non violentes, fragiles et à petite échelle, qui avaient joué un rôle marginal au début de la seconde Intifada, semblent senraciner et commencer à porter des fruits. A mesure que les chances dune paix juste en Palestine samenuisent et que les Palestiniens de Cisjordanie shabituent à vivre dans des enclaves entre barrières et murs, les manifestations pacifiques fraient de nouvelles voies pour lavenir. Et elles sèment, de part et dautre, les graines de futurs combats communs.
Misère sociale et profits rapides
Au total, 200 personnes ont été blessées à Bilin lors de la dispersion violente de manifestations, et de nombreuses autres ont été arrêtées sous divers prétextes. Larmée israélienne, les gardes-frontières, la police ainsi que des sociétés privées de sécurité ont été mobilisés contre des manifestants aux mains nues. Matraques, bombes lacrymogènes, balles en caoutchouc et tirs à balles réelles firent de nombreuses victimes. Du côté israélien, on admet que des agents provocateurs, issus de forces spéciales (appartenant à lunité Massada), se sont infiltrés, se faisant passer pour des Arabes, dans ces manifestations pacifiques afin dinciter leurs participants à recourir à la force. Seule la détermination des membres du comité populaire a empêché que ces provocations ne conduisent à une escalade incontrôlable. En réalité, le mur a besoin dune protection renforcée contre lopposition pacifique des villageois palestiniens et de leurs alliés. Car il est là pour permettre un grand projet colonial : Modiin Illit.
On évoque souvent loccupation israélienne dans des termes empruntés aux conflits interétatiques (et la création de lAutorité palestinienne na fait que renforcer cette tendance). Pourtant, il sagit, au fond, dun conflit colonial. Les gestes symboliques, les initiatives diplomatiques et les déclarations publiques sévanouissent sur le terrain devant les faits bruts : puits et oliveraies, bâtiments et routes, émigration et implantation. Cest le paysage même qui se trouve radicalement bouleversé, et non les seules frontières politiques. Le contrôle militaire exercé par Israël depuis 1967 a créé un cadre favorable au renforcement de ce mécanisme colonial. Implantations, clôtures et routes en sont les signes les plus flagrants les colonies constituant lobstacle le plus sérieux à la création dun Etat palestinien viable, véritablement indépendant. De 1967 à 2006, on estime que lEtat hébreu a fait construire environ 40 000 logements en Cisjordanie pour un coût de 4,3 milliards de dollars. Et, en janvier, le nombre de colons implantés dans les territoires occupés hors Jérusalem , dont le Golan, dépassait les 250 000.
Généralement condamnées, les colonies israéliennes dans les territoires occupés sont rarement étudiées. Pour savoir à qui profite le projet colonial et pourquoi les gens ordinaires sy rallient, il faudrait pourtant regarder de plus près leur composition et leur économie. Modiin Illit est un cas révélateur à plusieurs égards. Cest dabord une entreprise menée, non par des colons messianiques et leurs représentants politiques, mais par une alliance hétérogène entre promoteurs immobiliers intéressés par les terrains, investisseurs capitalistes à laffût de profits et politiciens favorables à la colonisation. Cest lune des rares implantations qui a continué de sétendre pendant la seconde Intifada. Elle nabrite pas des nationalistes purs et durs, mais essentiellement des familles nombreuses ultraorthodoxes, qui, peu concernées par le sionisme politique et même par Israël, recherchent avant tout de meilleures conditions de vie. Y convergent misère sociale, profits rapides et dépossession impitoyable.
Modiin Illit, qui sappelait à lorigine Kiryat Sefer, ne doit pas sa création (1996), comme la plupart des colonies, à une alliance entre autorités gouvernementales, organisations sionistes et mouvements de colons extrémistes : linitiative vint dentrepreneurs privés, après les accords dOslo de 1993 et à un moment où la privatisation de léconomie sintensifiait en Israël. Cest lexemple type dun nouveau style dimplantation coloniale, dirigée par des capitaux privés et soutenue par lEtat. Le conseil local a accordé indiquent les rapports de la Cour des comptes un traitement de faveur aux promoteurs immobiliers : avantages spéciaux, dispenses en matière de réglementations de la construction, réductions dimpôts, etc. Des milliers de logements ont été bâtis en violation manifeste de la loi, avec lapprobation post facto du conseil local, qui a blanchi ces constructions illégales en réajustant rétroactivement le plan durbanisme. Dans le « Far Est » israélien, lurgence politique de la colonisation va de pair avec des profits rapides pour les investisseurs.
Selon une enquête menée en 1998, lensemble du domaine de Brachfeld, par exemple, sur les terres de Bilin, a été érigé sans permis de construire et pourtant aucune maison na été démolie ensuite. Une grande partie des eaux usées se déverse dans la rivière Modiin, polluant les ressources aquifères locales. Cela ne résulte pas de la corruption ou dune mauvaise gestion, mais dune dimension structurelle de la frontière coloniale : limplantation non réglementée offre la possibilité de vastes profits aux dépens de lenvironnement.
Les habitants palestiniens de Bilin font face à une puissante alliance entre intérêts politiques et économiques. Deux quartiers doivent être construits sur les terres qui leur ont été confisquées. Lun deux, Green Park, a été confié à Dania Cebus, une filiale de lAfrica Israel Group, propriété dun des hommes daffaires les plus influents dIsraël, M. Lev Leviev : ce projet colossal de 230 millions de dollars prévoit la construction de 5 800 appartements. Or les bénéfices dexploitation réalisés par lAfrica Israel ont enregistré une hausse de 129 % au cours des trois premiers trimestres de 2005. Dautres grandes entreprises du bâtiment ont rejoint M. Leviev. Autant dinvestissements qui dépendent du tracé du mur, censé couper les villageois de Bilin de leurs terres et assurer la « sécurité » des nouveaux quartiers. Comme dans de nombreuses autres colonies installées entre la « ligne verte » (la frontière israélienne davant 1967) et la « clôture de sécurité », cette implantation complète le processus dannexion et valorise les investissements immobiliers.
Le Custodian of Absentee Property (Conservateur des biens des absents) et le Land Redemption Fund (Fonds de rachat des terres) se prétendent les propriétaires légaux des terres sur lesquelles se construit lun de ces quartiers. Organisme gouvernemental chargé de gérer les « terres des absents », le Custodian sert en réalité à accaparer les terres palestiniennes appartenant à des réfugiés en Israël et, plus récemment, dans les territoires occupés. Des organisations israéliennes de défense des droits humains ont découvert quil sert de prête-nom au fonds des colons lors de « transactions tournantes ». Quant au Land Redemption Fund, créé il y a une vingtaine dannées, il se spécialise dans le rachat de terres dans des zones dextension de colonies. Au nombre de ses fondateurs figure M. Era Rapaport, lun des organisateurs du réseau terroriste opérant dans les territoires occupés au début des années 1980 il a passé plusieurs années en prison pour la tentative dassassinat dans laquelle le maire de Naplouse, M. Bassam Chakaa, perdit ses deux jambes .
Deux journalistes israéliens ont enquêté minutieusement sur les méthodes dacquisition de ce fonds, dont « le réseau de renseignement se compose danciens collaborateurs [palestiniens] qui sont retournés dans leur village après avoir été grillés, dagents israéliens des services de sécurité générale à la retraite, qui fournissent des renseignements moyennant rétribution (...) et danciens gouverneurs militaires [qui utilisent leurs connexions dans les villages ». Des hommes de paille arabes servent dintermédiaires : ils se font passer pour des acheteurs, alors que les terres sont acquises grâce à « des fonds provenant de millionnaires juifs de droite comme Lev Leviev et le magnat suisse Nissan Khakshouri».
Attirer des colons « non idéologiques »
Des méthodes semblables ont été employées pour confisquer les terres de Bilin. Ainsi, le plan colonial mêle inextricablement économie et politique. Parmi les donateurs du Fonds, on retrouve les capitalistes qui se chargent de la construction et de la promotion immobilière dans dautres colonies. Ceux-ci versent des sommes considérables aux colons extrémistes, par conviction politique mais aussi dans lattente de gros profits.
Les secteurs où le Fonds choisit de se concentrer ont également leur importance : son projet principal est de « brouiller la ligne verte en reliant les implantations [en Cisjordanie] aux communautés à lintérieur de la ligne et en étendant ces communautés en direction des territoires [occupés] » afin d« établir des faits sur le terrain ». Cela sinscrit dans une opération plus vaste encore, conçue originellement par M. Sharon, qui est en cours depuis les années 1980 pour dissoudre la « ligne verte » en créant des implantations destinées à des colons « non idéologiques » à proximité des centres économiques dIsraël. Bloqué par la seconde Intifada, ce projet a repris progressivement en 2003, avec lachèvement de certaines parties du mur, qui a conduit à lannexion de facto de zones se trouvant entre la clôture et Israël. En faisant disparaître des communautés derrière le mur, on peut promettre aux investisseurs comme aux colons un niveau de vie plus élevé dans un espace sécurisé. Le nettoyage ethnique nest pas nécessairement spectaculaire...
Les colonies israéliennes adjacentes au mur de séparation revêtent une importance stratégique. Elles complètent le système de clôtures et de barrières prévu par Israël pour annexer certaines parties de la Cisjordanie. Mais elles constituent également le lieu stratégique où prend forme une puissante alliance politique et économique entre capitaux, groupes de colons hétérogènes et hommes politiques au pouvoir.
La « coalition du mur » qui dirige actuellement Israël ne date pas des dernières élections. Rassemblée autour de lhéritage de M. Sharon, elle regroupe les adeptes de lannexion progressive (« Israël doit garder les blocs de colonies ») et ceux dune expansion coloniale « raisonnable » (qui nont pas de mal à faire bonne figure à côté des « méchants » colons idéologiques désinhibés). Placée sous le double drapeau de la séparation ethnique et de la privatisation de léconomie, cette alliance ne promet pas la paix aux Israéliens, mais une pacification unilatérale liée à une annexion partielle qui démembrera la Cisjordanie et en divisera le reste en trois enclaves clôturées.
Si cette alliance sest formée récemment dans larène politique (ses partisans nappartiennent pas seulement à Kadima, le parti de MM. Sharon et dEhoud Olmert), elle a construit ses fondements économiques et sociaux bien avant sur les collines de Cisjordanie. Elle regroupe les colons, les organismes dEtat qui financent les clôtures, des sociétés immobilières et des entreprises high-tech la vieille économie et la nouvelle. Les implantations actuellement bâties ou étendues à lombre du mur en sont lexpression.
Cest précisément parce quelles ne reposent pas seulement sur la ferveur messianique de colons fanatiques, mais répondent aussi à des besoins sociaux qualité de vie pour la bourgeoisie, emplois et logements subventionnés pour les défavorisés que ces implantations élargissent la base sociale du mouvement de colonisation et y rallient dautres intérêts : véritables profiteurs du mur, entrepreneurs, capitalistes et colons des classes supérieures à la recherche dune meilleure qualité de vie dans de nouveaux ghettos dorés, loin des pauvres, et protégés des Palestiniens.
Les colonies juives nont cessé de grossir durant les années qui ont suivi les accords dOslo : le nombre de leurs habitants a plus que doublé entre 1993 et 2000. Mais, à y regarder de plus près, cette croissance a eu pour principal théâtre quelques implantations importantes où vivent des colons « non idéologiques » : immigrés de Russie et dEthiopie installés là par les autorités, habitants de banlieues pauvres aspirant à vivre mieux et familles nombreuses ultraorthodoxes à la recherche de logements subventionnés. Ces gens nont rallié le projet colonial quà la fin des années 1990, à contrecur, poussés par les privatisations et le démantèlement rapide de lEtat-providence en Israël. Modiin Illit et Betar Illit comprennent à elles seules plus du quart des colons de Cisjordanie, essentiellement des juifs ultraorthodoxes. Alors que les autres colonies disposent dun statut socio-économique supérieur à la moyenne israélienne, ces deux-là sont les plus pauvres communautés juives.
Comme un spécialiste lexpliquait à un journaliste en septembre 2003, cest la crise du logement en Israël qui a incité ces familles à venir sinstaller là : « Leur situation était si désespérée quelles étaient prêtes à aller nimporte où. » Et le porte-parole du conseil des colons de Modiin Illit de confier : « Même si elles ne sont pas venues ici pour des raisons idéologiques, elles ne renonceront pas à leur maison si facilement. » Voilà comment on transforme des gens en colons malgré eux. Le maire de Betar Illit a avoué au même journaliste quon envoyait les ultraorthodoxes dans les territoires occupés contre leur volonté pour en faire de la « chair à canon ». Maintenant que le mur approche, les colons de Modiin Illit et de Betar Illit pourraient placer leurs espoirs en lui ils en attendent la sécurité et sidentifient du coup à lentreprise de dépossession des Palestiniens.
Mais, si lextension des colonies se nourrit de lérosion des droits sociaux en Israël, les conflits sociaux dans lEtat hébreu ont des conséquences directes sur lavenir de loccupation car ils mettent en évidence le lien sous-jacent entre la lutte anticoloniale contre le vol des terres palestiniennes et limplantation de nouvelles colonies et la lutte pour la justice sociale au sein même des frontières dIsraël.
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