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Par demhaitam le 1 Novembre 2006 à 17:52
Une gauche endormie par lhypocrisie impériale
La chute du communisme a provoqué un grand nombre de dommages collatéraux, en particulier sur la façon de penser de la gauche. Tant quil existait, le communisme forçait ses partisans comme ses adversaires à réfléchir politiquement, cest-à-dire à proposer des programmes à court et à long terme, à fixer des priorités et à évaluer les rapports de force.
La philosophie morale sous-jacente, « scientifique » ou « matérialiste », consistait à insérer les tragédies et les crimes, petits ou grands, dans la chaîne des causes et des effets, et à penser que la condition humaine ne pouvait être améliorée quen changeant les structures socio-économiques. En dehors des communistes, cette façon de penser se retrouvait chez les sociaux-démocrates, quand ils létaient vraiment, ainsi que dans la plupart des mouvements anticolonialistes. Toute lélaboration du droit international et la majorité des efforts dans la recherche de la paix ont été liées à cette philosophie.
Lattitude opposée, quon pourrait appeler religieuse, et qui est très forte tant chez les « nouveaux philosophes » que dans le discours du président des Etats-Unis George W. Bush, consiste à voir le Mal et le Bien comme existant « en soi », cest-à-dire indépendamment de circonstances historiques données. Les « méchants » Hitler, Staline, Ben Laden, Milosevic, Saddam Hussein, etc. sont des diables qui sortent dune boîte, des effets sans cause. Pour combattre le Mal, une seule solution : mobiliser le Bien, larmer, le sortir de sa léthargie, le lancer à lassaut. Cest la philosophie de la bonne conscience perpétuelle et de la guerre sans fin.
La réaction aux attentats du 11 septembre 2001 et à ses suites illustre la différence entre les deux philosophies. Ceux, minoritaires en Occident, qui cherchaient à comprendre « pourquoi ils nous haïssent » furent considérés comme des apostats par ceux qui « comprenaient » la réaction américaine (deux pays envahis, une guerre sans fin, des dizaines de milliers de morts). Ces derniers sont souvent les mêmes qui « comprennent » la réaction israélienne lorsque trois de leurs soldats sont capturés. Mais il faudrait alors également « comprendre » la volonté des Soviétiques, après 1945, de faire de lEurope de lEst une zone tampon suite aux millions de morts subis pendant la seconde guerre mondiale. « Comprendre » aussi la réaction chinoise de renfermement, à lépoque maoïste, conséquence des guerres de lopium, des multiples humiliations de la Chine par les puissances occidentales et de linvasion japonaise. Et « comprendre », enfin, la réaction du monde arabe à la trahison franco-britannique lors de la fin de lEmpire turc en 1918, à la création dIsraël en 1948 et au soutien occidental constant à cet Etat, y compris pendant les cinq guerres israélo-arabes.
Tous les êtres humains ont des craintes irrationnelles et, lorsquils sont attaqués, des réactions excessives, parmi lesquelles des désirs de vengeance. Mais la violence contre-révolutionnaire, loppression des classes dominantes et les invasions étrangères précèdent et engendrent la violence révolutionnaire, pas linverse. Le cas du régime de Pol Pot, au Cambodge, est sans doute lexemple favori des intellectuels pro-occidentaux. Mais comment imaginer que ce régime serait arrivé au pouvoir sans les bombardements sur le Cambodge, le coup dEtat de mars 1970 contre le prince Norodom Sihanouk et la déstabilisation de cet Etat par les Américains ?
Loin dadmettre ce qui précède, le discours dominant sur les pays du Sud combine la stigmatisation et lappel à lingérence. La stigmatisation se fonde, en général, sur les droits humains, la démocratie (et, concernant lislam, les droits des femmes). Dans les Etats où existent des dictatures, on fait de celles-ci la source principale de tous les problèmes. Dans le cas contraire, leurs élections ne sont jamais assez transparentes, leur presse jamais assez pluraliste, leurs minorités jamais assez protégées, leurs femmes jamais assez libres.
Un tel discours fait fi de lhistoire. Les sociétés occidentales ne sont devenues plus respectueuses des droits humains quau cours dune longue période daccumulation économique et dévolution culturelle, lune et lautre accompagnées de la violence la plus brutale (colonialisme, exploitation ouvrière, guerres mondiales). Il est irréaliste dexiger que des pays qui, il y a soixante ans à peine, vivaient sous le joug colonial ou féodal, atteignent subitement les normes de respect des droits humains existant chez nous (et encore, en temps de paix ; pour le temps de guerre, voir Guantánamo ou le sort quIsraël réserve aux populations palestiniennes et libanaises).
Une autre objection est plus sérieuse encore. Le discours sur les droits humains met toujours laccent sur les droits politiques et individuels en même temps quil ignore les droits économiques et sociaux, lesquels font néanmoins tout autant partie de la Déclaration universelle que les autres. Pour illustrer ce problème, citons les économistes Jean Drèze et Amartya Sen. Ils ont calculé que, partant dune base similaire, la Chine et lInde ont suivi des chemins de développement différents et que la différence entre les systèmes sociaux de ces deux pays (en matière de soins de santé, par exemple) avait entraîné trois millions neuf cent mille morts supplémentaires par an en Inde. Des comparaisons semblables peuvent être faites aujourdhui entre Cuba et le reste de lAmérique latine. Au nom de quoi des organisations non gouvernementales (ONG) occidentales comme Reporters sans frontières, dont les membres jouissent en général des deux types de droits (politiques et sociaux), décident-elles ceux qui sont prioritaires ?
Enfin, imaginons un instant les Etats-Unis et lEurope sans le flux constant de matières premières, de main-duvre immigrée, de biens manufacturés produits avec des salaires de misère, sans les flux financiers allant du Sud vers le Nord (remboursement de la « dette », fuite des capitaux), et même de matière grise venant pallier leffondrement de nos systèmes éducatifs et de santé. Que deviendraient alors ces magnifiques réussites que nos économies sont supposées constituer ? Celles-ci sont, pour le moment, droguées à limpérialisme ; mais cette drogue ne sera peut-être pas éternellement fournie aux conditions actuelles.
Face à linstrumentalisation des droits humains, la pensée critique ou de gauche est extraordinairement faible, en particulier lorsquil sagit de sopposer aux guerres américaines en Yougoslavie, en Afghanistan et en Irak, toutes justifiées par la défense des minorités, des femmes ou de la démocratie. Cette faiblesse reflète peut-être le malaise ressenti par beaucoup d« ex » (communistes, trotskistes, maoïstes), dû au fait que les droits individuels et politiques avaient, pendant la période « léniniste », été renvoyés aux calendes grecques. Mais il ne sert à rien de remplacer un aveuglement par un autre.
Une bonne illustration de cette faiblesse de la gauche est lidéologie du « ni-ni » qui a dominé les timides protestations contre les conflits récents : ni Milosevic ni lOTAN ; ni Bush ni Saddam ; ou encore ni Olmert ni le Hamas. Il y a là plusieurs fausses symétries. Dabord, dans toutes ces guerres, il y a un agresseur et un agressé. Mettre les deux sur le même plan, cest avoir abandonné toute notion de souveraineté nationale. Ensuite, le pouvoir et la capacité de nuisance des deux parties ne sont pas comparables. Ce sont les Etats-Unis et leur puissance militaire qui sont les piliers de lordre mondial dans lequel nous vivons. Ce sont les Etats-Unis, et non les pays précités, que les forces progressistes affrontent et continueront à affronter au cours de la plupart des conflits. De plus, maintenant que Milosevic est mort et Saddam en prison, que vont faire les adeptes du « ni-ni » pour sopposer à lautre partie, lOTAN ou Bush ?
Enfin, le « ni-ni » fait comme si nous étions situés au-dessus de la mêlée, en dehors de lespace et du temps, alors que nous vivons, travaillons et payons nos impôts dans les pays agresseurs ou dans ceux de leurs alliés (la position « ni Bush ni Saddam » avait en revanche un tout autre sens pour les Irakiens, qui eurent à subir les deux régimes). Au lieu de partager la vision que lOccident se fait du reste du monde, la gauche occidentale pourrait sefforcer de faire comprendre aux « Occidentaux » la vision que le reste du monde a deux, et combattre tout ce qui renforce un sentiment de supériorité et de pureté morale.
Si le XXe siècle na pas été celui du socialisme, il aura été celui de la décolonisation, qui a permis à des centaines de millions de personnes déchapper à une forme extrême doppression. On peut imaginer que le siècle qui commence soit celui de la fin de lhégémonie américaine. Un « autre monde » deviendra alors réellement possible, et, lorsque nos économies seront sevrées des bénéfices provenant de la position dominante des Etats-Unis dans le système mondial, on rediscutera peut-être sérieusement du socialisme.
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